lundi 6 décembre 1999

LA GENE DUE AU BRUIT


Le bruit constituant une allégation fréquente d'inconvénient de voisinage, il est utile de s'interroger sur les mécanismes de gêne à son propos.

1. Le bruit est-il une pollution ?

En décembre 1997 un hebdomadaire de grand tirage titre en couverture :

«LE BRUIT, UN FRANCAIS SUR DEUX EN EST MALADE, ENNEMI PUBLIC NUMERO UN».

L'article de la revue précise que « le fléau des temps modernes, la nuisance numéro un » est partout :

« A toute heure, en tous lieux, il peut prendre toutes les formes : tintamarre industriel dans les ateliers, marteaux-piqueurs sur les chantiers, vélomoteurs à échappement scié dans la rue, métros "qui traversent le salon", tondeuses et tronçonneuses à la campagne, brouhaha des cantines scolaires, télévision des voisins, décibels en folie des boîtes de nuit ... Et le plus grave est qu'il ne s'agit pas seulement d'inconfort : l'exposition à des niveaux sonores trop élevés se paie souvent d'une surdité partielle. »

Ainsi le bruit est-il couramment annoncé par les médias comme une matière polluante, dont le danger pour la santé est tel que l'on devient sourd au stade le plus avancé de la « maladie ».

Cette présentation du bruit comme pollution ou nuisance, entretient l'idée que la gêne résulte d'un agent agressif extérieur et quantifiable, et par la suite que la gêne se mesure en décibels.

Une telle démonstration ne résiste pas à l'observation usuelle et l'on retiendra à titre d'exemple que le bruit de son propre piano dérange moins que celui de son voisin, en dépit d'un niveau plus faible et le cas échéant d'une meilleure pratique.

Cet amalgame des manifestations sonores dans l'atelier, des transports, des voisins ou dans les discothèques visant à désigner le bruit comme une entité polluante en soi : le « fléau des temps modernes », répond sans doute aux impératifs d’annonce des supports médiatiques, mais pas à la recherche de la lumière.

L'examen des réactions humaines offre un point de vue plus complexe.

2. Les différentes réactions au bruit

Le bruit affecte les différents domaines fonctionnels de l'homme, en engendrant des réactions d'ordre physique, physiologique et psychologique.

Ces différentes réactions sont en outre associées entre-elles, puisqu'un trouble psychologique est de nature à influer sur l'équilibre physiologique et réciproquement.

Il est tentant cependant de distinguer les réactions en fonction du niveau du bruit :

- à niveau élevé (+ de 85 dB(A) en exposition continue) le bruit engendre des traumatismes ou lésions auditives, soit d'abord une réaction d'ordre physique par la destruction du mécanisme de l'ouïe.
Les sources de bruit à l'origine de ce type de désordre sont plutôt industrielles ou musicales.

- à niveau moyen (45 à 65 dB(A)) le bruit perturbe la faculté d'écoute et oblige à une attention soutenue, soit une fatigue de l'organisme et des troubles d'ordre physiologique.
On remarque que cet effort d'attention pour conserver le contrôle de son environnement concerne autant le milieu du travail que le cadre domestique.
Les bruits à l'origine de ces désordres sont les bruits d'appareils mécaniques, d'équipements ou le bruit de trafic.

- à bas niveau (- de 35 dB(A)) le bruit est susceptible d'agacer suivant l'appréhension personnelle du message sonore, il s'agit ici d'une réaction subjective ou psychologique.
Il est observé que la réaction est cette fois liée à l'interprétation de l'information véhiculée par le bruit, c'est-à-dire au signifiant du bruit et non au bruit lui-même. On évoque alors l'effet « non-auditif » du bruit.
Les plaintes de voisinage ont pour cause ces bruits jugés perturbateurs, parce qu'ils sont inopportuns ou incongrus par rapport au site ou à l'activité.

3. Le trouble non-auditif du bruit

A moins que la quantité de bruit soit elle-même porteuse d'un message, le niveau du bruit n'entre donc pas en ligne de compte pour engendrer une réaction : il suffit d'entendre le bruit, ou le « comprendre » pour le juger positif ou négatif.

On remarque que l'homme bien portant ignore naturellement les stimuli sonores non pertinents, l'absence d'un tel filtrage chez les personnes à tendance psychopathologique les rendant plus particulièrement sensibles aux bruits.

L'aspect de la gêne subjective a été bien illustrée par Jacques BRILLOUIN Expert judiciaire en acoustique, lors du Troisième Congrès International pour la lutte contre le bruit à Paris en 1964, il y a donc trente cinq ans :
« Ce qui constitue notre trouble, ce n'est pas tant l'intensité du bruit que le fait qu'un intrus se permette de pénétrer dans notre conscience et de s'y promener sans nous demander notre avis ; un visiteur indésirable en pantoufles n'est pas moins importun que chaussé de bottes ! »

La santé des musiciens n'étant pas plus altérée que celle du reste de la population, ni les marins rendus malades par le bruit de la houle ou du vent, il convient d'admettre que pour la plupart des plaintes de voisinage ce n'est pas le bruit qui crée la gêne, mais bien la gêne qui créée le bruit.

Un autre lieu commun développé par les médias est la « mobylette » dont la traversée de Paris la nuit réveillerait des milliers de personnes : « un quart de millions de personnes » précise l'article évoqué précédemment.

Il convient de rappeler que l’organe de l’ouïe a reçu, par rapport aux autres sens, le privilège de la vigilance, nécessaire à la survie de l’espèce.

On remarque en effet parmi les récepteur à distance que la vue est déficiente la nuit et qu'elle ne contourne pas les obstacles. Il en résulte que l'oreille n'a pas de paupière et que le mécanisme de l'ouïe doit assurer un contrôle permanent.

En réalité ce contrôle n'est pas tout à fait continu, car durant le sommeil les stimuli sonores ne parviennent que périodiquement au cerveau pour y être analysés.

Ces phases vigilantes du sommeil, qui alternent avec les différentes phases du sommeil profond, sont appelées phases de sommeil paradoxal. Durant ces phases, de cadences plus rapprochées en début et en fin de nuit, tout bruit est décrypté et si le message présente une signification appelant à une plus grande attention ou à l'action, l'organisme est alors mis en éveil.

C'est ainsi que le faible vagissement du bébé réveille la maman tandis que les coups de tonnerre restent ignorés : cela dépend de la phase de sommeil et de la signification du bruit.

Il est permis en quelque sorte de retenir que ce n'est pas le bruit de la « mobylette » qui réveille, mais le sens véhiculé.

4. Les facteurs influant sur la gêne subjective

Proposer que le trouble occasionné par les bruits faibles soit subjectif ne signifie pas pour autant qu'un grand nombre d'individus ne réagisse pas à l’identique, soit une objectivation possible de la gêne.

Au-delà de la mesure physique du niveau de bruit, dont l'intérêt est de valider l'audibilité, l'appréciation de la plainte doit ainsi être fondée sur la vérification d'un certain nombre d'indicateurs subjectifs constituant des critères communs de gêne.

Les facteurs concourant à la gêne se répartissent en deux grandes familles :

- Facteurs de familiarité

a ) En rapport avec la façon de vivre

- Inhomogénéité d'âge, de statut social, de culture, de structure familiale ...
Citons la superposition souvent délicate dans un immeuble d'une famille nombreuse avec de jeunes enfants au-dessus d'une personne seule, peu bruyante par elle-même, se trouvant à l’« écoute » de par sa solitude, au sens physique et au sens affectif.
Citons encore le sudiste demeurant au-dessus du nordiste, en retenant que la relativité géographique conduit chacun à être le sudiste d'un nordiste. 

- Surinvestissement affectif dans le logement
Citons la prise de possession affective de leur appartement par les personnes au chômage, à la retraite ou souffrantes, et la recherche d'un « refuge ».

b) En rapport avec le cadre de vie

- Anormalité dans le type de zone rurale, urbaine (résidentielle ...)
Citons l'atelier artisanal qui au cours du temps devient l'unique activité d’un quartier ou les cas multiples de zones pavillonnaires en limite d'une zone tertiaire.

- Anormalité dans le type d'habitat (collectif/individuel, ancien/moderne) ...
Citons le cas de l'immeuble collectif horizontal, appelé maisons en bande, dont les habitants adoptent à tort l'idée d'indépendance tant pour l'intimité suggérée que pour les activités de loisirs favorisées.

- Facteurs de causalité

c) En rapport avec l'utilité 

- Inintérêt collectif/économique
Citons l'acceptation d'un bruit jugé normal comme celui d'un marché, d’une cour de récréation ou d’un terrain de sport (alors qu’en site urbain une telle activité déroge fréquemment à la réglementation sur le bruit de voisinage).

d) En rapport avec l'intentionnalité

- Défaut de précaution/possibilité d'éviter ou de remédier ...
Notons enfin que le même bruit ne sera pas accepté à l’identique suivant qu'il est inévitable ou résultant d'un défaut de précaution, à cet égard le bruit de la tondeuse du voisin pourra être toléré mais pas les aboiements intempestifs de son chien qu'il soit teckel ou danois.

Un autre facteur de gêne pourrait-il résulter de l’insuffisance d'isolement acoustique des bâtiments ?

5. La gêne et la qualité des bâtiments

La gêne de voisinage résultant de l'interprétation négative du bruit perçu, puisqu'il suffit d'entendre pour être gêné, l'habitat idéal devrait donc prévenir de toute audibilité.

Chacun conviendra que cet objectif de silence absolu est hors d'atteinte en habitat collectif, et de surcroît qu'il ne manquerait pas d'engendrer d'autres troubles liés cette fois à la privation sensorielle.

A l'opposé de cet habitat utopique se trouve le logement ancien, où d'excellentes conditions de coexistence entre habitants sont rencontrées en dépit d'un isolement le plus souvent médiocre.

Qu'est-ce qui peut contribuer ainsi à l'habitabilité des logements anciens et faire en sorte que les plaintes pour défaut d'isolement soient principalement localisées dans les immeubles neufs, bien mieux isolés ?

Ici encore l'information joue un grand rôle, si ce n’est la publicité pour les matériaux d’isolation, en véhiculant le mythe du « confort acoustique » des immeubles, alors que le confort des occupants dépend essentiellement du mode de relation et de comportement entre voisins.

Les campagnes médiatiques annonçant ou accompagnant la publication des règles de construction en matière acoustique omettent d'insister sur le caractère très relatif de l'isolation par rapport au confort, et font oublier que la vie communautaire exige beaucoup de transactions personnelles, tant pour le bruit perçu que pour celui émis.

Remarquons même l'évolution de la formulation des exigences réglementaires, où le seuil d'infraction tend à devenir un objectif possible.

Dans l'ancienne réglementation de la construction (arrêté du 14 juin 1969) il est prescrit que le niveau du bruit aérien « ... ne doit pas dépasser » or dans la « Nouvelle Réglementation Acoustique » (arrêtés du 28 octobre 1994 et du 30 juin 1999) l'exigence au bruit aérien (formulée non plus en niveau mais en isolement) est exprimée ainsi : « ... doit être égal ou supérieur ».

En exposant désormais que le niveau d’isolement limite est acceptable, le texte réglementaire devient normatif, c’est-à-dire qu’il devient un exemple de solution.

Ceci permet aux constructeurs de vanter la qualité acoustique des ouvrages au seul motif de la satisfaction réglementaire, comme s'il s'agissait d'une norme de confort et non de la limite de la sanction pénale.

De même les fabricants soulignent la performance de leurs produits en annonçant qu'ils permettent de respecter la réglementation, comme s'il s'agissait d'un objectif à atteindre et non d'une limite à ne pas franchir.

Une norme correspondant à ce qu'il est recommandé de faire, un tel principe génère naturellement l'incompréhension chez les plaignants qui s'étonnent qu'un ouvrage puisse à la fois être conforme et non-satisfaisant.

Cette confusion suscitant bien des procédures, et alimentant le débat ordinaire des expertises en matière de bruit, rappelons la décision de la Cour de Cassation du 8 mars 1978 (3ème Chambre Civile) suivant laquelle les règlements fixent un « seuil de danger et non de gêne » .

La communication fait ici défaut entre le législateur et le juriste.

6. L'appréciation de l'inconvénient anormal de voisinage

La jurisprudence considérant comme faute le fait d'occasionner un « inconvénient excédant la mesure des obligations ordinaires de voisinage », on remarque que l'appréciation des obligations en matière de bruit relève autant d'observations qualitatives que quantitatives.

Plus avant, et bien qu'il s'agisse d'un texte de portée pénale, le décret du 18 avril 1995 sur les bruits de voisinage fixe qu'un bruit de chantier est excessif au seul motif de l'absence de précaution appropriée, sans qu'il ne soit nécessaire de procéder à la vérification d’un seuil quantitatif de bruit.

Face à une normalisation pléthorique et en quelque sorte déresponsabilisante, l'appréciation de l'inconvénient anormal exige bien de s'en référer aux règles de l'art, aux bons usages et à la coutume.

Nous proposerons de conclure par la formule du professeur Claude LEROY, psychiatre :
« Il n'y a pas de bruit en soi, mais que du bruit pour soi ».