dimanche 31 août 2014

LE TROUBLE ANOMAL DE VOISINAGE ET LA SPECIFICITE DE SON INSTRUCTION TECHNIQUE

Le combat contre le bruit, une vieille histoire


À Sybaris, ville grecque de la péninsule italienne, les artisans et commerçants bruyants étaient priés de s’installer au dehors du centre. Juvénal se plaignait du bruit qui l’empêchait de dormir : « Que l’insomnie, à Rome, enfante de trépas. » Jules César interdit la circulation nocturne des chars dans le forum et l’on disposait de la paille sur les pavés pour en réduire le bruit dans la journée. Cicéron enviait les sourds, qui n’entendent pas « le cri de la scie qu’on aiguise. » Au VIIe siècle, Dagobert adopta un édit contre le bruit. Les jours de fête catholique, l’Édit de Nantes interdit aux réformés de pratiquer un «métier dont le bruit puisse être entendu au dehors des passants ou des voisins».

Boileau se plaignait du tapage des commerçants voisins : « qu’un affreux serrurier, que le ciel en courroux a fait pour mes péchés trop voisin de chez nous, avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête de cent coups de marteaux, va me fendre la tête. J’entends déjà partout les charrettes courir, les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir. » Gilles Ménage vitupérait contre les sonneurs de cloches « persécuteurs du genre humain qui sonnez sans miséricorde, que n’avez-vous au cou la corde que vous tenez entre vos mains ! » Les riverains de la machine de Marly évoquaient un « bruit infernal plusieurs lieues à la ronde. » En 1707, les riverains de la rue de Flandres à Lyon s’opposèrent à l’installation d’un maréchal-ferrant. Un habitant de Solaize, dans le Dauphiné, se plaignait en 1783 du bruit « insoutenable » provoqué par les clients d’une auberge voisine. En 1785, dans le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence Guyot fait état de la condamnation d’un boucher à aller tuer ses bêtes en dehors des habitations, d’un cardeur de laine à ne plus chanter et d’un boulanger à ne plus utiliser son moulin à tamiser la farine.

La révolution interdit les musiciens de rue, mais Danton s’en insurgea : « Citoyens, j’apprends qu’on veut empêcher les joueurs d’orgue de nous faire entendre par les rues leurs airs habituels. Trouvez-vous donc que les rues de Paris soient trop gaies ? » En 1837, le préfet de police de Paris sanctionne la pratique de la trompe de chasse à la suite de « plaintes nombreuses » contre cet instrument. Schopenhauer se plaignait du « bruit inutile » du claquement de fouet des meneurs de bestiaux. En 1844, le décret relatif aux établissements insalubres ajoute le motif de bruit aux critères de nuisance.

L’intolérance au bruit devenue courante


Si le bruit a toujours gêné, constatons que les oreilles humaines sont devenues moins tolérantes avec le temps. Au cours de son voyage en Hollande, l’écrivain Patrick Leigh Fermor se plaint d’être réveillé par le bruit des sabots sur le pavé. Tandis qu’un très vieil immeuble d’un quartier commerçant parisien abrite depuis plusieurs siècles un cordonnier dans la boutique du rez-de-chaussée, les coups de marteau portés sur le pied de fer pour réparer les semelles ne sont désormais plus supportés par les habitants. De même, que penser de la cohabitation devenue aujourd’hui difficile dans ces immeubles anciens, de qualité acoustique médiocre ? Leurs occupants supportaient autrefois d’échanger à travers les murs et les planchers, le bruit de leurs pas, la sonorité des timbres de leurs pendules, ou leurs diverses interprétations pianistiques. Jusque dans les années quarante, les kiosques à musique de quartier abritaient régulièrement les chorales et fanfares locales. On juge aujourd’hui indésirable un groupe de musiciens jouant dans sa rue. Lorsqu’ils viennent s’installer au voisinage d’une école, les riverains se plaignent désormais du bruit des récréations, ou du bruit des cloches. Les citadins qui viennent habiter la campagne n’en tolèrent pas les bruits familiers.

La 1re chambre civile de la cour d’appel de Riom, dans un arrêt célèbre du 7 septembre 1995, vient rappeler le caractère usuel de différents bruits, comme celui du caquètement de la poule : « Attendu que la poule est un animal anodin et stupide, au point que nul n’est encore parvenu à le dresser, pas même un cirque chinois ; que son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements et des caquètements qui vont du joyeux (ponte d’un œuf) au serein (dégustation d’un ver de terre) en passant par l’affolé (vue d’un renard) ; que ce paisible voisinage n’a jamais incommodé que ceux qui, pour d’autres motifs, nourrissent du courroux à l’égard des propriétaires de ces gallinacés ; que la cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger, le violon le chef d’orchestre, et la poule un habitant du lieu-dit La Rochette, village de Sallèdes (402 âmes) dans le département du Puy-de-Dôme. »
« Nous sommes souvent exaspérés par des sons qui se situent à l’opposé de notre propre système de valeurs. Nous évoluons dans une société plus individualiste qu’elle ne l’était auparavant ; chacun estime que le monde doit être à son image », explique Béatrice Millêtre, psychothérapeute et neurobiologiste.

En parallèle, la société cultive une représentation largement anxiogène du bruit. Elle amalgame les sources sonores de toutes origines et de toutes intensités, à effets pourtant variables. Lorsqu’ils abordent les troubles liés au bruit, les magazines, instituts de sondage et, parfois même, des organismes officiels, traitent ainsi au même plan les transports, les machines en milieu de travail, les discothèques, les activités commerciales, le casque du baladeur, le voisinage, etc. Ils réduisent le bruit en une seule entité indivisible constituant de fait, indifféremment de sa source, une pollution ou, plus gravement, un agent pathogène pour la santé. Une approche en nuances est à opposer à celle-ci.

Perte de tranquillité, stress, trauma auditif : des atteintes diverses


Sous ses différentes formes, le bruit affecte l’ensemble des domaines fonctionnels de l’homme, engendrant des réactions d’ordre physique, physiologique et psychologique. Lorsque le niveau du bruit est très élevé, comme il est possible de le rencontrer dans des ateliers industriels ou dans les discothèques, et que l’exposition se trouve prolongée, les variations de pression d’ordre acoustique sont susceptibles d’excéder la limite d’élasticité des différents constituants de l’oreille. Le bruit engendre alors des lésions auditives, dont certaines sont irréversibles.

À niveau de bruit moyen, concernant par exemple une habitation située en bordure d’un boulevard à grande circulation ou encore un milieu de travail dans les bureaux à postes multiples, le bruit perturbe l’audibilité et oblige à soutenir l’attention. Cette situation conduit à une fatigue de l’organisme et à des troubles physiologiques, avec pour conséquence des réactions de stress. L’ouïe est l’organe premier de vigilance : la capacité de contrôler son environnement afin de prévenir à chaque instant tout danger tient de la faculté d’entendre tout ce qui se passe autour de soi. Une ambiance bruyante masquant les bruits les plus proches empêche ce repérage instinctif, d’où une sensation de malaise.

Bien en dessous de ces niveaux traumatiques ou d’inconfort, le bruit est susceptible d’engendrer des réactions négatives, telles qu’énervement ou irritation, avec souvent un impact sur l’équilibre nerveux lorsque ces attitudes perdurent. Ce n’est plus le niveau du bruit en tant que tel qui agit, mais sa connotation. On pénètre alors le domaine de ses effets psychologiques, dits non-auditifs: l’exposition sonore ne menace pas l’audition ou le repérage instinctif, mais le bien-être, c’est-à-dire la santé mentale.

Le pourquoi du trouble psychologique


Comme le rappelle le professeur Raveau, ancien président de la commission « bruits et vibrations » du ministère de l’Environnement, « L’homme est un mammifère pourvu d’oreilles, faites pour entendre. Mais certains sons le gênent plus que d’autres, il y en a même quelques-uns qu’il ne voudrait pas entendre. La gêne qu’il ressent dépend de la nature du son lui-même, de son intensité, de sa répétitivité, de sa brusquerie, et a, en fait, plus de conséquences sur sa santé que le bruit, dès lors bien sûr qu’il se situe à un niveau relativement bas. » Ce dernier remarque encore que « l’homme est peu gêné par le bruit de la mer, du vent, de la pluie, par des sons qu’on pourrait qualifier d’archétypaux, en revanche, il n’arrive parfois pas à s’habituer à des sons de moindre intensité, comme celui d’une chasse d’eau qui coule, d’un parquet qui grince ou du bruit du métro souterrain.»

À ce stade, où le bruit est susceptible d’agacer, ou même d’exaspérer, suivant l’appréhension personnelle du message sonore, l’impact se trouve lié à l’interprétation de l’information véhiculée par le bruit, c’est-à-dire au signifié du bruit et non au bruit lui-même comme signifiant. C’est ainsi qu’il convient de ne pas confondre, dans l’appréciation de l’origine de la gêne sonore, le messager avec le message, au même titre qu’il ne viendrait pas à l’idée d’imputer personnellement au facteur de la poste le caractère agréable ou non du courrier que ce dernier distribue dans les boîtes aux lettres.

La confusion résulte de la forme archaïque de la perception sonore, en comparaison du caractère analytique de la perception visuelle. La première engendre des réactions émotionnelles que ne suscite pas la seconde. Le trouble visuel n’engendre donc pas le même stress que le trouble sonore, puisqu’on prend aisément de la distance face à une image disgracieuse, là où il est difficile de se détacher d’un bruit discordant. Pourtant il s’agit bien, dans les deux cas, d’un désordre esthétique dans l’acception du grec ancien aisthêticos qui signifie perceptible par les sens. L’explication se puise dans le rôle spécifique de vigilance confié à l’oreille, qui assure une veille aussi la nuit, durant les périodes de sommeil paradoxal. Un bruit nous réveille si notre système de vigilance interne le décide puisque l’environnement n’est jamais silencieux. L’oreille se trouve donc dépourvue de paupière, motif certainement salutaire mais empêchant tout filtrage volontaire que les paupières des yeux permettent.

Dans la bulle que constitue l’habitat moderne, le bruit de l’extérieur est donc ressenti comme une intrusion personnelle, une violation de l’intimité personnelle et familiale. « Une musique faible peut être aussi insupportable qu’une musique forte, ce qui constitue notre trouble ce n’est pas tant l’intensité du bruit que le fait qu’un intrus se permette de pénétrer dans notre conscience et de s’y promener sans demander notre avis : un visiteur indésirable en pantoufles n’est pas moins importun que chaussé de bottes », expose Jacques Brillouin (3e congrès de l’Association Internationale de Lutte contre le Bruit en 1964.) D’après un proverbe africain « la bouche fait plus de bruit que le tambour. »

Les bruits occasionnant les plaintes de voisinage sont trop faibles pour engendrer des lésions ou affecter l’audibilité. Pour autant, ils peuvent donc être nocifs pour la santé, qui pour l’OMS représente « un état de complet bien-être physique, mental et social. » Il faut donc appréhender d’autres paramètres que le seul fondement du niveau de bruit.

L’instruction technique du trouble de voisinage


La mission d’expertise confiée par le juge en matière de trouble de bruit vise le plus souvent l’examen des nuisances et des désordres allégués en référence aux « dispositions législatives et réglementaires » ou encore aux « normes ». Cette appréciation réglementaire est facilitée par des critères de seuil en cas de bruit occasionné par le voisinage d’une activité professionnelle, sportive, culturelle, de loisir, etc. Il n’en va pas de même pour les bruits d’origine domestique, répréhensibles sur les considérations générales, très relatives, de « durée », de « répétition » ou d’« intensité » (art. R. 1 334-31 du Code de la santé). De même que pour les bruits de chantier, pour lesquels il faut considérer une « insuffisance de précautions appropriées ou d’un comportement anormalement bruyant » (art. R. 1 334-36). L’absence de références précises, quantifiées, fragilise la position de l’expert, dont l’avis ne doit pas apparaître comme subjectif et par suite suspecté de partialité.

Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, la situation réglementaire du bruit d’une activité ne suffit pas à apprécier son anormalité. Deux critères complémentaires fondent souvent les décisions d’anormalité : l’audibilité indiscutable et la convenance du bruit incriminé. La référence de l’audibilité indiscutable demeure celle de la commission d’étude du bruit du ministère de la Santé publique en 1963. Celle-ci estime qu’un bruit devient sensible quand il outrepasse le bruit ambiant de 5 décibels le jour, et de 3 la nuit. Nous avons ici l’esquisse d’une référence quantifiée. Mais là encore, son dépassement ne constitue pas à lui seul un motif d’anormalité, puisqu’il reste à statuer sur la convenance du bruit incriminé. Il revient donc bien à l’expert de renseigner les conditions de cette exposition sonore.

À cet égard certaines missions prévoient de fournir tous les éléments descriptifs de la gêne constatée. Dès lors, l’acousticien désigné, en dépit de sa réticence professionnelle de technicien du bruit à s’engager dans des domaines où le qualitatif l’emporte sur le quantitatif, et au motif qu’il devient l’œil (l’oreille) du juge, doit bien se résoudre à instruire les différents critères environnementaux et comportementaux susceptibles de rendre compte de l’anormalité du bruit, à savoir de son inconvenance, de son incongruité dans le contexte.

Strictement factuelle, sa description rendra un aperçu objectif de la situation. Il renseignera l’ambiance et le contexte sonore du site en indiquant les activités usuelles qui s’y déroulent traditionnellement, leur densité, la mixité de l’occupation des lieux (activités et habitations). Autrement dit, l’expert décrira le tissu urbain ou rural justifiant d’une usualité sonore des lieux et, par suite, de l’attente que tout un chacun peut en avoir. Il rendra compte des conditions de propagation et de transmission du bruit : positionnement respectif des propriétés, qualité acoustique et proximité des bâtiments, époque de la construction (indiquant la qualité acoustique attendue), mode constructif et modifications effectuées. Une seconde description portera sur les conditions d’occupation des lieux du bruité et du bruiteur, leurs affectations, et les transformations ayant pu être apportées par l’un ou par l’autre. Les indications apportées par l’expert doivent enfin et surtout concerner la source sonore elle-même, c’est-à-dire les conditions de production du bruit : comportement, emploi d’appareils, horaires et périodicité des bruits de l’activité incriminée.

Le plus souvent, la réponse aux cinq questions suivantes synthétisera l’instruction technique :
- Le bruit est-il perceptible sans effort particulier d’attention depuis le lieu public ou privé où le plaignant est amené à se tenir habituellement ?
- Le bruit présente-t-il un caractère répétitif (le comportement, l’activité ou l’utilisation d’appareils à l’origine de ce dernier se produisent régulièrement) ?
- Le bruit se manifeste-t-il ponctuellement ou de manière continue ? Durant plusieurs heures ou non (consécutives ou cumulées si ponctuel) ?
- Le bruit résulte-t-il d’un défaut de précaution dans le comportement ou l’utilisation d’appareils ?
- Le bruit est-il évitable ?

Conclusion


Des considérations cognitives s’intègrent de fait à la gestion des troubles des bruits de voisinage. Elles-mêmes incorporent un aspect relationnel. C’est pourquoi le contradictoire des débats offre une occasion de favoriser le rapprochement entre les parties, dans lequel le rôle de l’expert est essentiel. Il peut les aider à prendre conscience des limites de la technique et de la part affective que chacun doit appréhender dans la gestion et la résolution d’un conflit. C’est sans doute pourquoi le législateur a confié à l’expert le pouvoir de rapporter au juge que « les parties viennent à se concilier » et de «constater que sa mission est devenue sans objet » (art. 281 du CPC).


Revue EXPERTS n° 115 - Août 2014