La question du bruit est sans doute d’importance si l'on veut bien considérer que l’oreille est le sens crucial de l’homme puisque le sens de la vigilance ; le seul sens capable de prévenir un danger, derrière soi, à distance et d’en situer la provenance, de jour comme de nuit.
C'est ainsi que l’oreille est tenue d’entendre à tout instant, y compris durant le sommeil, et en charge d’écouter si le bruit devient pertinent.
C’est ainsi que l’oreille se trouve dépourvue de paupière ; faisant dire à Pantagruel dans le Tiers Livre de Rabelais que les oreilles restent toujours ouvertes : « … affin que tousjours, toutes nuyctz, continuellement puissions ouyr et par ouye perpétuellement apprendre ».
C’est ainsi que l’œil se trouve guidé par l’oreille ; faisant du regard du sourd, comme Edward Hooper l'était affecté, un univers figé.
C’est ainsi que la sensation auditive, à la différence de la vue, fait l’objet d’un traitement précoce de l’information, engendrant des réactions affectives immédiates, de l’ordre du réflexe.
C’est ainsi qu’il nous arrive de confondre le bruit avec le message véhiculé par ce dernier ; consistant à imputer au bruit, comme si c’était un objet, les inconvénients du message ; comme si l’on imputait au facteur de la poste le trouble occasionné par une mauvaise nouvelle.
Bergson dit en la circonstance que l’homme associe à tort ce qu’il ressent à la cause de son impression.
C’est encore ainsi qu’une ambiance bruyante, qui par effet de masque empêche d'avoir le contrôle sonore autour de soi, engendre une réaction de stress ; au-delà même de perturber la communication.
Cette question du bruit interpelle aujourd’hui lorsque nos concitoyens ne supportent plus la moindre manifestation sonore d’un voisin, ni le bruit des enfants provenant des écoles ou des crèches et s’insurgent de sources traditionnelles comme la sonnerie des cloches, le meuglement des vaches ou le chant du coq.
C’est ainsi qu’une loi a été adoptée en 2021 pour inscrire au patrimoine les sons et les odeurs des campagnes et qu’un nouveau projet se trouve annoncé par le Garde des sceaux au salon de l’agriculture, afin de protéger les agriculteurs contre les plaintes excessives des néo-ruraux.
Cette question interpelle encore lorsque le bruit se trouve dénoncé comme le « fléau des temps modernes », alors qu’on s’en plaint depuis toujours.
Le bruit dans l’histoire
La littérature abonde en effet de témoignages de troubles sonores ou de méfaits du bruit depuis l'antiquité.
Dans ses directives d'éthique, Hippocrate (400 av. J-C) recommande aux médecins de « garder le malade du bruit ».
Suivant Athénée de Naucratis (Le banquet des Sophistes - 228 av. J-C), le gouvernement de Sybaris « …ne souffrait dans l'enceinte de ses remparts aucune profession dont l'exercice bruyant put blesser la délicatesse des nerfs ; il défendait même d'y élever des coqs … ».
Cicéron envie les sourds, qui n’entendent pas « le cri de la scie qu’on aiguise ».
Marcus Martial (80 ap. J-C) se plaint du bruit nocturne : « La nuit, tout Rome passe juste à côté de mon lit … c'est la nuit que les voitures ébranlent les insaluae du roulement de leurs roues et que le Tibre répercute l'ahan des portefaix et des haleurs ».
Dans la Troisième Satire Juvénal (110 ap. J-C) écrit : « Il est totalement impossible de dormir dans quelque endroit que ce soit de la ville. La circulation perpétuelle des chariots dans les rues alentour réveillerait les morts ».
Pourtant Jules César interdit la circulation nocturne des chars dans le forum et l’on dispose de la paille sur les pavés pour en réduire le bruit dans la journée.
Au VIIème siècle Dagobert promulgue un édit contre le bruit.
Le récit du Concile d’Apostoile au XIIIème siècle décrit les activités bruyantes de la cité entre « sonneries de cloches, martèlement de forgerons, cris de moulins, bêlement de brebis ».
Au XIIIème siècle également, Guillaume de la Villeneuve raconte dans le Dict des cris de Paris que « Moult mainent crior grant bruit ».
La tradition locale veut qu’au moyen âge les habitants voisins du château des Thons dans les Vosges sont tenus de battre les fossés pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil des seigneurs.
Pétrarque écrit à Giacomo Colonna en 1338 pour lui dire qu’il arpente les environs de la Sorgue pour fuir le vacarme de la ville d’Avignon.
Au XVIème siècle sous Henri VIII roi d'Angleterre, les activités bruyantes sont interdites la nuit ; notamment les charrettes dans les rues de Londres sous peine d'une amende de six shillings.
Clément Janequin compose vers 1550 sa chanson sur les « Cris de Paris ».
Peu après en 1578 Jean Servin illustre la cacophonie des rues parisiennes par sa composition musicale : « La fricassée des cris de Paris ».
« Vous ne savez pas combien le bruit me pèse » s’exclame Molière.
Vers 1660 Gilles Ménage vitupère contre les sonneurs de cloches « Persécuteurs du genre humain qui sonnez sans miséricorde, que n’avez-vous au cou la corde que vous tenez entre vos mains ! ».
Boileau se plaint du tapage des commerçants voisins : « Qu’un affreux serrurier, que le ciel en courroux a fait pour mes péchés, trop voisin de chez nous, avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête de cent coups de marteaux, va me fendre la tête. J’entends déjà partout les charrettes courir, les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir ».
Dès la mise en route de la machine de Marly en 1684 les habitants de Bougival évoquent un « bruit infernal plusieurs lieues à la ronde ».
En 1707 les riverains de la rue de Flandres à Lyon s’opposent à l’installation d’un maréchal-ferrant.
Un certain docteur de Presle dénonce en 1763 les « arts bruyants » en indiquant que ces derniers « ébranlent tellement le cerveau qu’on se sent étourdi », qu’ils « empêchent de dormir, réveillent ou rendent le sommeil agité … ».
Les archives de la construction du Château du Marais près du Val Saint-Germain dans l’Essonne entre 1769 et 1779, décrivent un immense bruit de chantier:
« Les forgerons, les charpentiers, les maçons, les tailleurs de pierre, les serruriers, les menuisiers, en travaillant, en sciant, en limant, en varlopant et frappant, produisaient un bruit étourdissant qui s'étendait très loin ».
En novembre 1772 la police de Lyon dresse des procès-verbaux à l’encontre de marchands tripiers qui utilisent une corne percée pour attirer la clientèle.
Le 23 novembre 1776 un chirurgien de la rue Neuve à Paris porte plainte contre le tonnelier du rez-de-chaussée à cause du bruit de son maillet.
Le « Tableau de Paris » publié par Louis-Sébastien Mercier en 1781 rend compte d’une ville grouillante.
En 1783, un habitant de Solaize dans le Dauphiné se plaint du bruit « insoutenable » provoqué par les clients d’une auberge voisine.
Guyot fait état dans son « Répertoire de jurisprudence » édité en 1785 de la condamnation d’un boucher à aller tuer ses bêtes en dehors des habitations, d’un cardeur de laine à ne plus chanter et d’un boulanger à ne plus utiliser son moulin à tamiser la farine.
La Révolution interdit les musiciens de rue, mais Danton s’en insurge : « Citoyens, j’apprends qu’on veut empêcher les joueurs d’orgue de nous faire entendre par les rues leurs airs habituels. Trouvez-vous donc que les rues de Paris soient trop gaies ? ».
Schopenhauer se plaint en 1800 du claquement « soudain et tranchant » du fouet des meneurs de bestiaux, « qui paralyse le cerveau, rompt le fil de la réflexion et assassine l’esprit ».
Stendhal décrit dans le Rouge et le Noir en 1830 le fracas engendré dans la ville de Verrières dans le Doubs par une usine de fabrication de clous.
En 1837, le préfet de police de Paris sanctionne la pratique de la trompe de chasse à la suite de « plaintes nombreuses » contre le bruit de cet instrument.
De retour de Paris en 1831, Chopin écrit dans une lettre : « du bruit, du vacarme, du fracas et de la boue plus qu’il n’en est possible de l’imaginer ».
Honoré Daumier illustre en 1841 le charivari des musiciens de rue.
« La rue assourdissante autour de moi hurlait » écrit Baudelaire vers 1850.
Entre 1870 et 1890, 36% des entreprises qui se créent ou s’agrandissent font l’objet de plaintes de bruit d’après l’enquête du Conseil d’hygiène et de salubrité du Rhône.
En 1919 Paul Klee se plaint du remplacement de l’éclairage au gaz par une lampe à acétylène « sifflante et rugissante ».
Vers 1930, au cours de son voyage en Hollande, l’écrivain Patrick Leigh Fermor se plaint d’être réveillé par le bruit des sabots sur le pavé.
Ces différents témoignages collectés de part et d’autre attestent ainsi d’inconvénients de bruit allégués depuis toujours en provenance de la circulation, des activités commerciales ou artisanales, des chantiers ou des médias.
La qualité des constructions d’autrefois
Les témoignages de troubles de voisinage d’origine domestique sont plus rares, pour autant la promiscuité des logements et leur manque d’isolation ont toujours existé.
Les immeubles collectifs d'habitation, appelés synoikiai en Grèce ou insulae à Rome, existent depuis l’antiquité.
Les insulae ont la réputation d'être mal construites avec des cloisons séparatives en clayonnage de bois et torchis et des planchers constitués de simples planches supportant, suivant le livre de Vitruve, une mince chape en mortier au tuileau ou opus signinum.
Les planchers des immeubles du Moyen-âge n'étaient pas grandement différents avec une aire en plâtre ou en mortier sur laquelle on posait parfois du carrelage. Les séparatifs d'appartement étaient suivant le dictionnaire de Viollet-Le-Duc en pans de bois.
Jusque vers le milieu du 19ème les planchers des immeubles d’habitation ont toujours été réalisés en bois et le développement haussmannien de l'ossature métallique avec entrevous n’a pas amélioré grandement la qualité de l’isolation acoustique.
Les modalités d’occupation étaient déplorables.
Il était courant à Paris aux XVIème et XVIIème siècles que plusieurs familles partagent le même étage en se répartissant les chambres et les logements étaient eux-mêmes sous loués.
Ce n'est qu'au début du XIXème siècle que sont apparus les nouveaux immeubles de rapport avec une réelle division d’appartements par étages.
Ainsi la promiscuité sonore entre habitants a toujours existée, avec pendant des siècles le port de chaussures à semelles dures et la possibilité d’échanger une conversation entre appartements ; sans exclure certainement la mixité sociale suivant l’étage de l’immeuble.
Mais qu’y aurait-il donc de nouveau dans le bruit d’aujourd’hui ?
Différents motifs semblent pouvoir être proposées afin d’expliquer un nouveau rapport au sonore : entre la prolifération du bruit, l’évolution des attitudes, l’inaccoutumance aux sources nouvelles et la sensibilisation médiatique.
1. L’expansion sonore
Murray Schaffer auteur du célèbre ouvrage « le paysage sonore » explique que l’on est passé avec la révolution industrielle d’un paysage hi-fi à un paysage lo-fi.
Tandis que chaque son se détachait autrefois du faible bruit de fond ambiant, dégageant une perspective sonore, permettant de distinguer des bruits de premier plan et d’autres d’arrière-plan, Murray Schaffer dénonce le développement d’une surpopulation sonore dans laquelle se perdent les signaux acoustiques individuels.
La permanence et l’expansion du fond sonore contribuerait ainsi aujourd’hui à la fois à une surabondance d’information et à un brouillage des sources.
2. L’inconvenance du bruit
La disqualification du bruit n’est pas nouvelle, de nature religieuse puis morale, attachée à la définition de l’"honnête homme".
Avec l’avènement de la société bourgeoise au XIXème siècle en Europe se répand la culture de la discrétion, réservant le bruit et les odeurs aux comportements populaires.
L’hygiénisme du XXème siècle, avec notamment la Charte d’Athènes pour une nouvelle conception de l’urbanisme et de l’architecture, range le bruit parmi les objets sales.
Cette spécificité culturelle occidentale de l’hygiène sonore se trouve aujourd’hui confrontée avec l’évolution du peuplement de nos régions et la rencontre d’autres pratiques sonores.
Observons à cet égard que les villes du sud restent encore animées à l'heure ou le silence règne dans les villes du nord.
3. L’approche physicaliste
Relevant d’une variation de pression le son est un phénomène physique, tandis que le bruit c’est à la fois du son et de la signification.
Autrement dit l’oreille perçoit ainsi autre chose que du son.
C’est ainsi qu’on peut être troublé par un bruit faible et ne pas être gêné par un bruit fort ; tout dépend de la signification accordée au bruit.
A cet égard le professeur Leroy rappelle qu’il n’y a pas de bruit en soi mais que du bruit pour soi.
À vouloir que le bruit soit mesurable, la société moderne a retranché du bruit ce qui relève de la pensée ; faisant que le trouble de bruit n’est plus évalué qu’en terme de de décibels.
Cela aboutit à une forme d’incompréhension du bruit et contribue à un processus délétère, condamnant la perception sonore en tant que telle.
Rappelons que le silence n’existe pas dans la nature, qu’il s’agit d’une métaphore et qu’il ne faut pas confondre l’absence de bruit avec le sentiment de tranquillité.
4. L’Inaccoutumance aux nouvelles sources
Tout au long de l’histoire les gens ont associé des symptômes somatiques aux nouvelles technologies.
Les machines à vapeur occasionnaient de la neurasthénie, les premiers téléphones étaient accusés de provoquer des douleurs névralgiques et les premiers signaux radios déclenchaient des nausées.
A titre d’exemple de nouvelles sources, il reste possible que le « syndrome éolien » se traduisant par différents symptômes somatiques participe du même phénomène.
Remarquons que l’effet nocebo provoqué par l’attitude anxieuse des riverains est reconnu par l’OMS ou l’Académie de médecine et se trouve en tout état de cause admis par les tribunaux (arrêt de la Cour d'appel de Toulouse du 8 juillet 2021).
Il convient ainsi de retenir que l’incongruité d’un bruit est de nature à occasionner un trouble ; c’est le cas des pompes à chaleur qui gênent davantage les nordistes que les sudistes.
5. L’individualisme croissant
En se libérant des hiérarchies traditionnelles et des valeurs sacrées qui structuraient la vie en société, l’homme moderne a changé son rapport au collectif.
Une telle émancipation se traduit par une forme d’individualisme et au rejet de l’autre.
« L’enfer c’est les autres » dit Sartre par rapport au jugement de chacun.
Ainsi une enquête de l’INSEE effectuée dans les années 2008-2009 établit que 80 % des Français souhaitent vivre dans un pavillon individuel et surtout pas mitoyen afin de ne pas subir de voisins.
On remarque que le bruit véhicule effectivement la présence de l’autre, au point de vivre comme une intrusion le bruit de son voisin chez soi.
Le bruit se trouve ainsi rejeté comme vecteur social.
6. La sensibilisation médiatique
Le commerce médiatique se nourrissant pour une grande part de la dimension anxiogène de l’information, la crainte du bruit s’y trouve largement développée ; faisant du bruit une maladie.
Une expérience scandinave démontre qu’en l’absence de tout environnement nocif un nombre significatif d’individus se plaignent de symptômes divers gastro-intestinaux, musculaires et névralgiques après la diffusion d’informations erronées sur une pollution par des médias.
La crainte de la nuisance peut être plus pathogène encore que la nuisance dit l’Académie de médecine ; il s’agit bien de l’effet nocebo.
En fait la vraie question sur le bruit se trouve posée par le psychiatre Stephen A. Stanfeld : "Est-ce que le bruit provoque une perturbation du sommeil et par conséquent une altération de la santé ? ou peut-être plus probablement : est-ce qu'un mauvais état de santé conduit à la perturbation du sommeil par le bruit dans lequel le bruit est perçu comme perturbant ? ".
Rappelons la définition de l’O.M.S. suivant laquelle la gêne est une « sensation de désagrément, de déplaisir provoquée par un facteur de l’environnement dont l’individu (ou le groupe) reconnaît ou imagine le pouvoir d’affecter sa santé ».
En conclusion
La cause fondamentale du trouble de bruit chez l’homme reste finalement la même au cours des années, à savoir la charge émotionnelle que l’on projette sur ce dernier.
En fait et contrairement au sens commun le bruit n’est pas un phénomène extérieur, mais bien essentiellement une réaction personnelle.
Le bruit n’est pas directement pathogène, c’est une sorte de “ crochet ”, comme le dirait C.G.Jung, permettant d'y accrocher des images personnelles comme son manteau à une patère.
Pris comme bouc-émissaire, le bruit est un exutoire.
Apprendre à distinguer sa propre émotion par rapport au bruit perçu, autrement dit apprendre à se distinguer soi-même du bruit perçu, constitue sans doute une démarche salutaire dans la domestication du trouble.
Pour autant lorsque la cause du trouble relève de l’appréciation d’un défaut de précaution, de l’incongruité ou de l’évitabilité du bruit, c’est bien à la société de prendre en charge son évitement ; or en l’état le seul critère physicaliste du décibel fixé par la réglementation ne le permet pas.
Versailles, le 18 avril 2023
Thierry Mignot
Différents repères bibliographiques
La saveur du monde, David Le Breton, Éditions Métailié
Bruits et sons dans notre histoire, Jean-Pierre Gutton, Presses Universitaires de France
Le Paysage sonore, R. Murray Schafer, JCLattès
La civilisation des mœurs, Norbert Elias, Pocket
Les conflits relationnels, Dominique Picard et Edmond Marc, Que sais-je ?
Les effets du bruit sur la santé, J. Mouret et M. Vallet, ministère des affaires sociales et de la santé
Du voisinage, Hélène L’Heuillet, Albin Michel
Les cris de Paris, Victor Fournel, Les Editions de Paris
Les stress de l’environnement, Annie Moch, Culture et société
Les cris de la ville, Massin, Gallimard
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