mercredi 15 novembre 2023

ENTRE LES OREILLES, LA PENSEE DU BRUIT


L’expertise judiciaire du différend de bruit concourt à une approche concrète à nulle autre pareille du conflit de voisinage, pour le motif de se dérouler dans le contexte du litige ; à savoir sur les lieux, en présence des parties et dans le cadre d’un débat contradictoire.
Il résulte de ce moyen de procédure civile, installant le technicien au cœur de la confrontation, le privilège pour ce dernier d’éprouver en situation réelle les moyens offerts par les sciences physiques pour renseigner une cause engageant pour beaucoup des rapports humains.

Alors, il faut bien reconnaître qu’une telle pratique du conflit, avec ce que ce dernier porte de tension et d’affect entre les contradicteurs, conduit tôt ou tard l’expert de justice à relativiser l’approche de la nuisance sonore au moyen d’indicateurs quantitatifs, fussent-ils complexes, relevant de la théorie du son.

Soutenir un tel propos n’est pas aisé dans un monde où les chiffres valent mieux que les lettres, cependant il est permis de soutenir que l’intelligence du bruit relève d’une autre complexité que l’approche convenue en nombre de décibels ; quand bien même assortie de considérations spectrales et temporelles sophistiquées, lesquelles ne renseignent évidemment pas mieux les caractéristiques émotionnelles de l’exposition.
Enfin, si ce même technicien projette son regard sur la sémiotique de la fonction de l’habiter, les critères normatifs de la qualité acoustique ne manqueront encore pas de lui paraître restrictifs devant les modalités affectives d’accommodation de l’espace sonore ; lesquelles contribuent, à défaut d’intimité, si ce n’est même de confidentialité du logement réglementaire, à l’idéalisation du pavillon individuel pour 76 à 80 % des Français.

Proposons donc que l’oreille puisse écouter, au-delà d’entendre.


L’indésirabilité du bruit

En introduction du thème « Améliorer la tranquillité sonore des citoyens » de l’Action quatorze du 4ème PLAN NATIONAL SANTÉ ENVIRONNEMENT (PNSE), intitulée « Agir pour réduire l’exposition au bruit », le Groupe santé environnementale (GSE) de l’Assemblée nationale dresse le constat suivant :
« Du matin au soir, nos oreilles sont sollicitées par divers bruits généralement non désirés et à des niveaux sonores pouvant être élevés : bruits des transports motorisés, des klaxons et des sirènes, musique diffusée dans les commerces, bruits des chantiers, etc. »

L’impact de la nuisance sonore, qui résulte effectivement d’une diversité de bruits, se trouvant incriminé par le GSE sous le double effet du non-désir et du niveau sonore, autrement dit en considération à la fois de l'indésirabilité et de l'intensité, il est retenu que les projets d’action élaborés privilégient plutôt le traitement du niveau sonore ; tandis que l’impact sur la santé provoqué par l’attitude de rejet du bruit tend à se trouver contourné.

Les actions du PNSE 4 visant tantôt la création d’un label « espaces calmes » afin de caractériser des lieux « préservés du bruit des transports et des autres sources de bruits (bruits continus de ventilation, bruits de comportements...) », tantôt l’instauration d’un dispositif permettant de « constater et sanctionner plus facilement les bruits de voisinage, notamment par l’usage de sonomètres d’utilisation simplifiée », la question de l’intensité sonore paraît effectivement privilégiée.

Il est symptomatique de l’approche dominante du bruit que le Groupe santé environnementale reconnaisse ainsi la part de nocivité liée aux conditions d’appréhension du bruit, sans pour autant envisager d’action de prévention correspondante ; rappelons tout de même qu’il suffit qu’un bruit soit indésirable, quel qu’en soit le niveau sonore, pour générer à force de durée et de répétition un trouble anxieux dont les conséquences pathologiques sont reconnues par la médecine.

Sans doute peut-on suggérer le motif d’une telle distraction par la réduction physicaliste caractérisant la pensée scientifique et technique dominante, avec pour effet de conférer au domaine du quantifiable le monopole du vrai et pour conséquence une lecture de l’environnement à travers un processus délétère de réification ; réduisant contre nature l’homme à l’état d’objet.
C’est ainsi que les médias répandent, avec le panurgisme qui les caractérise, l’idée que l’approche du bruit serait réductible au seul critère de la quantité de décibels.

Certes, il est plus aisé d’expliquer le trouble de bruit occasionné par exemple par la pompe à chaleur du voisinage au motif du niveau sonore plutôt qu’à celui de l’incongruité de la source dans le contexte et de l’effet intrusif ressenti par le plaignant ; tandis que d’autres bruits de l’environnement, intenses et anonymes, ne créent pourtant pas un tel désagrément.

Ainsi la communication et l’action sur le contrôle de l’exposition sonore en viennent à abolir la pensée sur le bruit, sous une forme de conformisme qu’il convient certainement de dénoncer au motif de ne traiter qu’une partie de la question ; à savoir que l’oreille perçoit autre chose que du son.


Le bruit n'est pas réductible au son

Le bruit ne se trouve en effet appréhendé par le système média-politique qu'en tant que phénomène physique et ses effets envisagés sous le seul aspect du niveau sonore.
Il en résulte la prétention largement répandue suivant laquelle le bruit serait mesurable.

Sont ainsi élaborées des échelles du bruit, repérant sur une graduation en décibels toutes sortes de situations sonores ou de sources de bruit qui n'ont strictement aucun rapport cognitif entre elles et dont le rapprochement ne manque donc pas d’apparaître insolite ; comme si le bruit de la machine à laver du voisin se trouvait moins gênant que celui d’une mobylette ou celui de la pompe à chaleur attenante plus tolérable que celui d’un avion au motif d’une moindre graduation sur l’échelle de niveau sonore.

Le guide pratique de l'habitat édité par une agence nationale de l’environnement amalgame ainsi dans un inventaire hétéroclite le bruit de voisinage avec celui des aéroports ; l'échelle de bruit figurant sur la plaquette situant le ronflement au niveau du seuil de risque.

Une telle réduction numérique du bruit contribue, au mépris de l’appréciation commune et avec pour conséquence un impact anxiogène sur la population, à faire de ce dernier un agent altéragène dont la charge tiendrait en quelque sorte de la dose de décibels ; proposition certainement absurde dès lors que le contrôle de la dose en vient à confondre la nature propre des sources, mais surtout au motif de suggérer que l’absence de bruit pourrait constituer le remède.

Pourtant « le bruit n’est pas une maladie » rappelle le professeur F. Raveau ancien président de la Commission scientifique Bruits et vibrations du ministère de l’environnement.

Observons que le silence n'existe pas dans la nature. Il s’agit d’une expression métaphorique visant à qualifier une ambiance non pas privée de bruit mais habitée de sonorités agréables ou pour le moins ignorées, comme il en est habituellement d’un grand nombre de stimuli sonores environnants jugés non pertinents ; le monde du silence de J.Y. Cousteau grouillant en fait de mille manifestations sonores d’animaux marins.

D’autres raccourcis ou approximations sur le bruit ne manquent pas.

Des campagnes nationales sur l’audition associent sur une même affiche publicitaire les nuisances sonores et les risques auditifs, suggérant par ce rapprochement pour le moins spécieux que les bruits de l'environnement pourraient avoir un impact traumatique sur l’appareil auditif, alors qu’il s’agit bien d’effets extra-auditifs.

Il en est ainsi de l’approche environnementale officielle désignant le bruit sous l’expression abstraite de pollution, comme s’il s’agissait d’un agent extérieur possédant une existence propre, alors qu’il est plutôt question d’une nuisance au sens de l’interaction avec la personne.

Peu importe en effet qu’il y ait du bruit lorsqu’aucun être vivant n’est en situation de le ressentir. Le professeur Leroy rappelle à cet égard qu’" il n’y a pas de bruit en soi mais que du bruit pour soi ".

En toute cohérence, s’il doit être retenu en l’espèce une pollution ce n’est donc pas par le bruit mais plutôt par le son en tant qu’agent physique ; mais viendrait-il à l’idée de soutenir que le son puisse constituer une pollution ?

C’est ici toute l’ambiguïté entretenue sur le bruit, effectivement non réductible au son parce que support d’interprétation ; on résiste en fait, dans une forme de commodité de pensée toute technicienne, à admettre que le bruit c’est de l’humain en plus du son.

En dépit de l'acception traditionnelle, telle qu’énoncée dans le Littré (Garnier 2007), suivant laquelle le bruit est à la fois un mélange confus de sons et un dire qui circule, il est ainsi retenu qu'entre la part qui parvient aux oreilles et celle qui court dans les esprits, l'approche conformiste du bruit se trouve plutôt réduite à la première.

On rappelle que suivant l’origine latine rumor le bruit se dit en italien rumore, soit une étymologie commune avec le français rumeur ; c’est ainsi qu’une nouvelle se trouve ébruitée, qu’il existe des bruits de couloir, si ce n’est même la propagation de faux bruits qu’on serait donc bien en peine de mesurer.

Observons que même un dictionnaire grand public comme le Petit Robert (édition en ligne) prend la précaution dans la définition du mot bruit de discerner la part relevant du niveau sonore et donc d'éviter la confusion entre bruit et son.
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » dit Albert Camus dans la critique d’un ouvrage du philosophe Bruce Parrain paru en 1944 sur la puissance du langage et la valeur des mots.

Un tel déni de la part signifiante dans l’approche du bruit apparaît d’autant plus inattendu qu’il ne résiste pas à l'observation courante.
Remarquons encore une fois qu'un bruit dont l’intensité est faible est susceptible d’occasionner des réactions émotives et anxieuses que n'engendre pas un bruit de niveau élevé ; c'est encore le cas de la pompe à chaleur du voisin dont le niveau sonore reste très inférieur à celui des voitures qui passent dans la rue.

Qu’il soit permis de s’interroger, au-delà de ce que le niveau sonore d’une moto puisse à l’occasion se trouver assourdissant, sur la participation de l’image négative portée sur le motard dans l’appréciation du bruit. Alors un blouson noir pourrait-il bien chevaucher une moto électrique ?

Une autre particularité de l'approche autorisée du bruit est de vouloir qu’il soit un son désagréable et de surcroit qu'il s'accompagne nécessairement d'effets délétères.
Or, à l'évidence, tous les bruits ne sont pas nécessairement déplaisants ou néfastes pour la santé, comme le démontre l'usage courant d'évoquer les différents bruits de la nature, les bruits variés de la campagne, les bruits intimes de la maison, le bruit des enfants qui jouent … 


Certains bruits sont même prétendus relaxants

Des neurologues évoquent ainsi des bruits générateurs de bien-être, comme le bruit du gong, du bol tibétain, du ronronnement du chat, de l’eau qui coule, du crépitement du feu… Le bruit du bourdon ayant en Orient le don d'anesthésier l'intellect et de favoriser la concentration.
Il est question ici de sonothérapie.

Définir le bruit comme " un son déplaisant ou confus ", tel que l'association AFNOR voudrait en faire la règle dans le Vocabulaire de l'acoustique, relève bien d'une interprétation physicienne contrevenant à l’origine étymologique et sémantique du mot bruit ; ceci dans l’intention manifeste de corréler le trouble à l’intensité sonore.
Il n’est donc pas vérifié que les musiciens, les marins-pêcheurs, les gardiens de moutons, les maîtres-nageurs ou autres professionnels exposés à des bruits récurrents d’un niveau sonore élevé, présentent davantage de troubles de la santé que le reste de la population.

Alors comment expliquer que l'on puisse ainsi réduire l’étude de l'impact du bruit à la seule excitation physique, sauf à imaginer une forme de déterminisme logique entre les processus physiologiques et psychiques ?
 

La relation entre sensation et perception

Au-delà de l'approche réductionniste du bruit au niveau sonore, il convient d’ajouter la confusion autrement simplificatrice entre la sensation et la perception.

On rappelle que la sensation correspond à une stimulation physiologique suscitant un événement psychique élémentaire, autrement dit un niveau de traitement précoce de l'information dans le système nerveux central, susceptible de provoquer des réactions affectives, de l’ordre du réflexe.
Il est ainsi permis de proposer que la sensation constitue la première étape, au stade physiologique, d'une chaîne d'événements neurologiques précédant l’élaboration de la pensée.

La perception, pour sa part, est la représentation mentale de la sensation ; c’est un processus par lequel un individu organise et interprète ses sensations de façon à donner un sens à son environnement.

Le préfixe psycho d'un mot conférant à ce dernier une relation à la pensée et à l'esprit, il est remarquable que la branche de l'acoustique propre à l'étude de la sensibilité du système auditif par rapport aux stimulations acoustiques ait été désignée sous le vocable de psychoacoustique, tandis que son objet relève plutôt de physioacoustique ; c'est-à-dire des propriétés réceptives de l'oreille, lesquelles il est vrai sont difficilement dissociables des stades psychiques élémentaires propres à la sensation, mais sans pour autant engager un processus réflexif conscient.

Accorder au stimulus une valeur d'information, au sens de façonnement de l’esprit suivant le Littré, ne manque pas de renvoyer au XIXème siècle et aux travaux de G.T. Fechner établissant la théorie du parallélisme psychophysique, d'après laquelle matière et esprit sont indissociables ; énonçant ainsi dans la pure tradition animiste que le monde physique et le monde psychique constituent les deux faces d'une même réalité.
Rappelons que dans une sorte d’exaltation mystique G.T. Fechner publia différents essais comme « Nanna ou la vie sensible des plantes », exposant que la nature était animée d'une âme vivante, ou encore « Le petit livre de la vie après la mort », suggérant que les âmes des créatures décédées formaient les éléments de la vie spirituelle sur Terre.

Il est ainsi improbable que le décibel, utilisé aujourd'hui comme unité de mesure du niveau sonore par les techniciens de l’acoustique, puisse avoir pour origine l'illumination de G.T. Fechner, un petit matin d'octobre 1850 alors qu’il se trouvait encore au lit, lui révélant la relation somme toute extatique entre l’âme et le corps, selon laquelle la sensation varierait comme le logarithme de l'excitation.

On rappelle que l'histoire des sciences a retenu ce 22 octobre 1850 comme date de fondation de la psychophysique, dont les adeptes restent bien nombreux aujourd’hui, en dépit de ce que la relation de G.T. Fechner se révèle indémontrable, comme dénoncé très tôt par de nombreux chercheurs comme E. Hering, H. Bergson, H. von Helmholtz ou W. James ; tous attentifs à la mathématisation des phénomènes psychologiques.
Il apparaît effectivement vain de vouloir corréler l'excitation et la sensation, en négligeant l'influence de la perception sur cette relation.


Le cerveau organe principal de l’ouïe

La mise en évidence de l'affectivité dans l'appréhension du bruit est assez ancienne, puisque déjà en 1918 H. Hyde et W. Scalapino observaient que pour un même niveau sonore musical les tons mineurs augmentaient la fréquence du pouls et diminuaient la pression artérielle, tandis que la musique rythmée augmentait à la fois la pression artérielle et la fréquence cardiaque. Ces derniers remarquaient encore que la réaction cardiaque restait plus faible en présence de morceaux familiers (The influence of music upon electrocardiograms and blood pressure).

B. Morillon et S. Baillet, chercheurs à l’INSERM / Institut de Neurosciences des Systèmes (revue PNAS USA : Motor origin of temporal predictions in auditory attention) confirment à l’aide de mesures magnétoencéphalographiques que le cortex moteur aide à mieux entendre en anticipant la sensation par une excitation neuronale se propageant vers le cortex auditif.
 
Les équipes de B. Bathellier (Dynamique du système auditif et perception multisensorielle / Inserm) à l’Institut de l’Audition, centre de l’Institut Pasteur et d’A. Destexhe (Institut des neurosciences Paris-Saclay / CNRS / Univ. Paris-Saclay) démontrent encore (revue Nature Neuroscience - 28 septembre 2022) que l’anesthésie a pour effet de placer le cerveau dans un état inconscient dans lequel les sons ne sont plus perçus ; autrement dit dans la situation par laquelle le cortex auditif se trouve encore stimulé par les sons sans que ces derniers se trouvent perçus par le cerveau.

A. Destexhe note ainsi : « Dans un sens, le cortex éveillé est plus « créatif » parce qu’il génère de nouveaux motifs d’activité en réponse aux sons, et qui leur sont spécifiques, alors que cette spécificité semble inexistante lors de l’anesthésie. Il reste à voir si les mêmes conclusions s’appliquent aussi à d’autres états comme le sommeil ».
R. Chervin, directeur du Sleep Disorders Center à l'Université du Michigan, explique que si le ronfleur ne s’entend pas ronfler cela est lié à la façon dont le cerveau filtre les sensations.
Il est observé par ce chercheur que certains sons réveillent ainsi plus que d'autres ; entendre son nom est plus susceptible de réveiller qu'un mot courant et des bruits constants ou répétitifs réveillent en retour moins que des bruits irréguliers ; de la sorte le bruit provenant de notre propre corps est moins susceptible de nous alarmer.

Chacun peut certainement constater à cet égard que la prise de conscience d’un bruit dépend de la pertinence accordée à ce dernier : le faible gémissement du nourrisson réveille ses parents tandis que les grondements violents d’un orage peuvent ne pas les tirer du sommeil. En reconnaissant l’importance à donner à un son et en ne portant pas à la conscience les bruits n’offrant pas d’intérêt le cerveau protège ainsi d’une surcharge sensorielle.

À propos de la perturbation du sommeil par le bruit, la vraie question se trouve en fait posée par le psychiatre Stephen A. Stanfeld : " Est-ce que le bruit provoque une perturbation du sommeil et par conséquent une altération de la santé ? ou peut-être plus probablement : est-ce qu'un mauvais état de santé conduit à la perturbation du sommeil par le bruit dans lequel le bruit est perçu comme perturbant ? " (Internoise 2000).

S’il est amplement démontré par des études cliniques en laboratoire que le bruit peut entrainer des modifications des systèmes cardio-vasculaire, neuroendocriniens, digestifs ou respiratoires, il doit donc être admis que l'impact sur ces altérations résultent aussi de la pertinence accordée à la source et de l’affectivité négative portée sur le bruit.
De telles recherches enrichissent grandement les modèles de relation entre le signal sensoriel et les mécanismes de la perception.

Il convient encore de dénoncer l’artéfact écolo-médiatique suivant lequel le bruit serait un générateur obligé de trouble ; représentation dommageable par suite de l'effet nocebo qu’elle suscite.
Les médias sont sans doute bien conscients qu’une information anxiogène attire l'attention et fait vendre les journaux, mais pour autant sans se rendre compte de l’importance de leur rôle dans le conditionnement de la population et finalement de leur contribution majeure au stress environnemental.

Des études démontrent ainsi des inquiétudes collectives, parfois non fondées, sur des sujets de santé publique comme par exemple les effets des rayonnements électromagnétiques ; il a ainsi été observé que des troubles avaient été allégués par des riverains d'une antenne-relais de téléphonie tandis que l'installation n'avait pas encore été mise en service.

Une expérience scandinave a démontré en l’absence de tout environnement nocif qu’un nombre significatif d’individus se plaignaient de symptômes divers gastro-intestinaux, musculaires et névralgiques (« effet nocebo ») après la diffusion d’informations erronées sur une pollution par des médias (Barsky, Saintfort, Rogers – JAMA 2002 ; 287).

Le rapport de l’Académie nationale de médecine sur les Nuisances sanitaires des éoliennes terrestres (séance du mardi 9 mai 2017) fait état de l’expérience suivante :
« Une récente étude néozélandaise conduite en double aveugle a comparé les effets d’une exposition de 10 minutes soit à une stimulation placebo (c’est-à-dire au silence), soit à des infrasons, sur des sujets recevant préalablement une information soulignant soit les méfaits, soit l’innocuité de ces derniers. Seuls les sujets ayant reçu les informations négatives rapportèrent des symptômes, qu’ils aient été ou non soumis à l’exposition aux infrasons !!! Cette expérience souligne le rôle éventuellement négatif de certains médias et autres réseaux sociaux. » (Barsky AJ, Saintfort R, Rogers MP et al. Nonspecific medication side effects and the nocebo phenomenon. JAMA 2002; 287: 622-7. Crichton F, Petrie KJ. Health complaints and wind turbines : the efficacy of explaining the nocebo response to reduce symptom reporting. Environ Res 2015; 140; 449-55. Baxter J, Morzaria R, Hirsch R. A case-control study of support/opposition to wind turbines: perception of health risk, economic benefit, and community conflict. Energy Policy 2013; 61: 931-43.)

Retenons encore suivant ces études que « les personnes qui déclarent avoir une électrosensibilité éprouvent en effet des symptômes lorsqu’elles sont exposées à des champs électromagnétiques, mais seulement lorsqu’elles savent qu’elles sont exposées » suivant G.J. Rubin, M. Burns, S. Wessely (King’s College London, Department of Psychological Medecine, Londres, Royaume Uni).
Ainsi l’Académie nationale de médecine retient que « la crainte de la nuisance peut être plus pathogène encore que la nuisance ».

De même l’O.M.S., suivant laquelle la gêne est une « sensation de désagrément, de déplaisir provoquée par un facteur de l’environnement dont l’individu (ou le groupe) reconnaît ou imagine le pouvoir d’affecter sa santé », retient ainsi l’impact de l’imaginaire sur le trouble.
Observons suivant ces hautes instances médicales et puisqu’il est question de sanité que l’application du « droit de vivre dans un environnement sonore sain », tel qu’institué par l’article L.571-1A du Code de l’environnement, suppose donc de prendre en compte le comportement face au bruit et de ne pas confondre nuisance et pollution.

Sans doute devrait-on alors plus souvent s’interroger sur l'impact du bruit sur la santé lorsque le bruit est considéré a priori comme nocif et sans doute les enquêtes d’opinion, dont le questionnaire se trouve orienté ne devraient pas faire l’économie d’une attitude collective dûment attestée par des taux de plainte analogues dans des conditions sociales et de bruyance comparables.
Manuel Perianez dénonce à propos des sondages sur le bruit la « préexistence d’une opinion consciente socialement établie » (Limite de validité des sondages en sciences sociales – Journées STE Créteil – 23 mai 1996) et rappelle à l’image de R. Barthes (La Chambre claire) que « pour obtenir une photographie qui saisisse le vif du sujet, il faut la prendre à son insu ».
 
L’ensemble de ces contributions devrait ainsi conduire à partager la réserve exprimée depuis déjà de longue date par différents chercheurs, tels Miller en 1974 ou Kryter en 1985, qui soutenaient la réelle difficulté d'établir un lien de causalité tangible entre le niveau physique du bruit et les troubles affectant la santé.
À l’évidence ce n’est donc pas parce que le facteur de trouble lié à l’aversion, ou pour le moins, l’indésirabilité du bruit n’est pas mesurable qu’il doit donc être négligé.


Vers une approche cognitive du bruit

L’approche purement physicaliste du bruit montrant ses limites, un changement de paradigme s’impose, impliquant la prise en compte de nouveaux indicateurs.

En tout état de cause le paramètre cognitif ne peut plus rester ignoré dès lors que l’O.M.S, l’Académie de médecine et désormais les tribunaux (arrêt de la Cour d'appel de Toulouse du 8 juillet 2021) reconnaissent l’effet nocebo provoqué en la circonstance d’éoliennes par l’attitude anxieuse des riverains ; un tel effet étant naturellement susceptible d’être étendu à toute autre source de voisinage.
Ainsi D. Dubois (LCPE/LAM) et M. Raimbault (INRETS-LTE) inaugurent de nouvelles recherches sur la catégorisation de bruits urbains au niveau des représentations collectives en mettant l’accent sur la signification donnée aux bruits (Les catégories cognitives du bruit urbain : des discours aux indicateurs physiques – Acoustique et technique n°39).

À la différence du traitement de mesure physique, le traitement cognitif du bruit conduit à prendre en compte les processus d’interprétation sémantique, lesquels relèvent bien sûr des représentations mentales issues de l’expérience de chacun, mais qu’il semble possible de catégoriser en représentations collectives dès lors qu’elles se trouvent partagées.
Par exemple, si l’on retient la démonstration de Fields et Walker (1982) suivant laquelle, à niveau sonore identique, la gêne est forte chez les personnes qui pensent que le bruit est évitable et plutôt faible chez ceux qui considèrent qu’il est inéluctable, l’évitabilité semble ainsi constituer un critère cognitif remarquable du trouble.

D’autres critères cognitifs se dégagent certainement des indicateurs d’anormalité habituellement retenus par le juge civil dans le cadre de l’instruction du trouble anormal de voisinage, tels que l’incongruité dans le contexte ou le défaut de précaution, qui relèvent effectivement de considérations non pas psychologiques mais factuelles.

S’il était permis de suggérer différentes actions dans le cadre de la prévention des effets cognitifs du bruit, ces dernières pourraient concerner :
- Le développement de la recherche pour l’identification de catégories cognitives du trouble de bruit, permettant de relativiser le critère de seuil souvent improbable du niveau de bruit ou de l’émergence et d’élaborer des principes de précaution qualitatifs.
- La réalisation d’une campagne d’information à l’intention du public et des médias, visant à redonner au bruit l’interprétation sémantique nécessaire à une approche compréhensible de la nuisance sonore et de nature à faciliter son traitement.
- L’éducation au partage de l’espace sonore dans le cadre scolaire et l’action des collectivités locales, rappelant bien au-delà de la question du bruit les fondements de la civilité.

L’instruction de plaintes donne ainsi à voir toute la complexité de l’appréhension du bruit et impose de chercher plutôt que de restreindre :
Prendre les humains pour des decibelmètres, c’est leur interdire de penser le bruit ; rappelons ce que disait Georges Bernanos dans la « France de robots » en 1947 : « Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté ».


Quelques repères bibliographiques :

Les effets du bruit sur la santé, J. Mouret et M. Vallet, ministère des affaires sociales et de la santé
Les stress de l’environnement, Annie Moch, Culture et société
La signification de la gêne attribuée aux bruits dans les logements, F. Desbons et M. Perianez, ministère de l’équipement
Évaluation des impacts sanitaires extra-auditifs, Anses
Le coq et le klaxon ou la France à la découverte du bruit, Ch. Granger, Presses de Sciences Po
Le cortex moteur aide à mieux entendre, B. Morillon et S. Baillet, PNAS USA
Les catégories cognitives du bruit urbain, D. Dubois et C. Guastavino, Acoustique et Techniques
Les effets du bruit, S. Stanfeld, Acoustique et Techniques
Mécanismes psychologiques possibles du syndrome éolien, G. J. Rubin, M. Burns et S. Wessely, King’s College London
L’audition et la compréhension, Audition et santé





vendredi 7 juillet 2023

INSTALLATIONS CVC ET TROUBLE ANORMAL DE VOISINAGE

En cas de bruit de voisinage, occasionné par exemple par une installation CVC, et à défaut de rapprochement amiable, les plaignants peuvent avoir recours à la justice pour régler leur différend.

L’action civile ou l’action pénale

On rappelle que l’action devant une juridiction civile a pour effet d’obtenir une réparation par suite d’un dommage, tandis que l’action devant une juridiction pénale vise à faire sanctionner le fauteur coupable d’une infraction.

Une telle distinction entre les deux types d’action est essentielle, puisque le critère d’appréciation du dommage n’est pas celui de l’infraction.

L’autonomie de l’appréciation d’un dommage

En effet, si le critère de l’action pénale dépend de l’application des dispositions réglementaires, celui de l’action civile résulte de la théorie prétorienne du « trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage », désignée usuellement sous l’expression de « trouble anormal de voisinage » (TAV), laquelle s’applique au cas d’espèce.

L’appréciation du dommage ne se trouvant pas déterminée par l’infraction, le TAV tient ainsi du régime de la responsabilité sans faute.

L’ancienneté de la théorie du TAV

La Cour de cassation a jugé que « l’exercice même légitime du droit de propriété devient générateur de responsabilité lorsque le trouble qui en résulte pour autrui dépasse la mesure des obligations ordinaires du voisinage » (Par exemple : Civ. 18 février 1907, DP 1907, 1, 3851 ; Civ. 2ème 24 mars 1966, D 1966, 435) en ajoutant que « la responsabilité du propriétaire qui a accompli des actes nuisibles aux voisins est engagée même si ces actes ont été autorisés par l’administration » (Civ. 2ème, 27 octobre 1964, JCP 65, II, 14288),

La Cour de cassation a encore jugé que « le caractère excessif du trouble s’apprécie en fonction des circonstances de temps et de lieu » (Civ. 3ème, 3 novembre 1977, D 78, 434), en relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond.

Encore plus récemment, le 19 novembre 1986 (Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379) ou encore le 17 avril 1996 (Civ. 3e, 17 avr. 1996, n° 94-15.876, D. 1997), la Cour de cassation confirme le principe, indépendant des articles 544 et 1382 du Code civil, suivant lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage ».

Le cadre du contentieux

Dans ce cadre contentieux civil l’engagement de responsabilité de l'auteur d'un trouble de voisinage exige la réunion de plusieurs critères : un lien de voisinage, l’anormalité du trouble, l’existence d’un dommage et la causalité entre le trouble et le préjudice.

Par ailleurs la charge de la preuve pèse sur la victime, laquelle dispose de cinq années pour agir " à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits permettant de l'exercer " (article 2224 du Code civil).

Les critères d’appréciation du TAV

Les critères habituels d’appréciation du TAV, tels que retenus à travers l’analyse de la jurisprudence, apparaissent multiples et en tout cas circonstanciels, relevant du contexte, de la congruité, de l’intensité ou de l’émergence, de la durée et de la répétition, de la nature du bruit, de la période, de la zone, de l’activité des plaignants, de la négligence et du défaut de précaution.

L’instruction du TAV par l’expert judiciaire

L’expert désigné par le juge pour instruire le différend est le plus souvent un technicien. De la sorte l’instruction vise à renseigner le juge non pas sur le trouble de la personne mais sur le trouble à la personne ; soit un trouble de fait, en quelque sorte social, excluant toute considération médicale ou psychologique.

A cet égard l’expert doit en première étape rendre compte de l’effectivité du bruit.

Le référentiel retenu couramment par la jurisprudence est l’avis de la Commission d’étude du bruit du ministère de la Santé publique du 21 juin 1963, suivant lequel un bruit est de perception sensible ou encore perceptible sans exiger un effort particulier d’attention lorsque ce dernier engendre une émergence instantanée d’au moins + 3 dB la nuit et + 5 dB le jour, dans une bande de fréquence quelconque de bruit audible.

L’audibilité ne pouvant justifier à elle seule l’anormalité, il revient ensuite à l’expert de renseigner l’usualité de la source dans le contexte de voisinage, l’utilité collective, la causalité, l’évitabilité ou le défaut de précaution et d’emploi.

S’agissant plus particulièrement d’une PAC, il appartient à l’expert de rendre compte au juge des conditions d’implantation par rapport au voisin, de la sélection du type d’appareil, d’un modèle in-door ou out-door, des possibilités d’encloisonnement et d’ajout de silencieux etc.  

La personnalisation du trouble

Il sera observé que le propriétaire de la PAC incriminée conteste en général que son appareil est bruyant, tout en refusant cependant son déplacement sur la terrasse de son salon.

Il en va ainsi du bruit, faisant dire au professeur Leroy qu’ « il n’y a pas de bruit en soi mais que du bruit pour soi ».

Le risque du TAV, qui justifie d’autant mieux de ne pas retenir le seuil d’infraction réglementaire comme objectif à satisfaire de la part de l’installateur, est la prise en compte au titre de l’anormalité de l’effet « nocebo » engendré par l’état anxieux du plaignant, avec ses conséquences somatiques.

On rappelle qu’un tel effet est reconnu par l’OMS, l’Académie de médecine et désormais les tribunaux suivant la décision de la Cour d’appel de Toulouse du 8 juillet 2021, concernant en l’espèce le voisinage d’éoliennes mais susceptible de concerner d’autres types d’installations.

Les règles de voisinage supposent ainsi de manifester, au-delà des aspects techniques, l’intention de précaution.



mardi 27 juin 2023

LE FAIT DE BRUIT SUIVANT L'ARTICLE 145 DU CPC

Une fissure dans un mur, le tuilage d’un parquet ou une fuite de chauffe-eau relèvent de manifestations tangibles et leur allégation, dûment accompagnée d’un constat photographique, se trouve aisément recevable.

Dans ce cadre où le désordre est apparent, il est effectivement permis d’asseoir le litige sur des arguments concrets.

Pour le bruit c’est une tout autre affaire, puisque le trouble sonore peut être réel ou imaginaire, sans relation avec l’intensité et le cas échéant résulter de la seule aversion pour la source.

À cet égard l’attestation médicale par le plaignant de troubles cardio-vasculaires, neuroendocriniens, digestifs ou respiratoires ne justifie en rien que de tels symptômes puissent résulter de bruits réels.

L’Académie de médecine rappelle ainsi que « la crainte de la nuisance peut être plus pathogène encore que la nuisance » et l’O.M.S confirme dans la définition de la gêne l’effet nocebo d’un bruit : « une sensation de désagrément, de déplaisir provoquée par un facteur de l’environnement dont l’individu (ou le groupe) reconnaît ou imagine le pouvoir d’affecter sa santé ».

On rappelle que le bruit c’est à la fois du son et de l’information; le Petit Robert discernant à juste titre dans la définition du mot bruit : le niveau sonore du bruit.

En d’autres termes le bruit ne se mesure pas, mais uniquement le niveau sonore, et l’on sait bien que l’intensité de la source est sans rapport avec le trouble, puisqu’un bruit de faible niveau peut devenir une réelle source de stress à force de durée et de répétition; c’est le cas récurrent du bruit de la pompe à chaleur du voisin, dont le niveau sonore est pourtant plus faible que les autres bruits de l’environnement pour leur part pleinement tolérés.

Le trouble de bruit résultant de multiples facteurs et donc non nécessairement acoustiques, d’où la désignation de troubles non-auditifs, l’allégation correspondante reste en conséquence très relative et en tout cas difficile à prendre au mot; dans ce cas il se peut que la demande ne porte pas sur des faits avérés, mais supposés.

Chaque expert acousticien a eu à instruire des affaires où le bruit est imaginaire, c’est-à-dire dont le niveau sonore n’est pas physiquement mesurable, en dépit de témoignages multiples ou même de constats d’huissier faisant état de sources sonores, qui après examen se révèlent en fait sans relation avec le bruit particulier décrit par le demandeur.

Rappelons à cet égard que des personnes peuvent souffrir d'acouphènes, à savoir de bruits que l'on perçoit sans qu'ils aient été émis par une source extérieure, que l'inimitié vis-à-vis d'un voisin peut conduire à lui imputer toutes sortes d’intentions sonores, voire ultrasonores ou même électromagnétiques, mais encore que la sincérité de l'attestation d'un tiers peut en toute bonne foi et par empathie se trouver empreinte de suggestion.

Pourtant lorsqu’un plaignant allègue entendre des bruits sourds, décrits comme volontairement occasionnés par son voisin dès qu’il approche de son domicile et qu’il les perçoit même depuis l’intérieur de son véhicule sans être encore arrivé chez lui, sans doute doit-on s’interroger sur la sincérité de l’assignation à comparaître dudit voisin.

On rappelle que des problèmes de santé chroniques liés au stress, comme l'hypertension, figurent parmi les principaux facteurs de risque de perte auditive neurosensorielle à des fréquences aiguës et d'acouphènes primaires; ressentir des bourdonnements en réaction de stress à son domicile et ne plus les ressentir en dehors de chez soi lorsqu’on est par exemple en vacances ou chez des amis, ne saurait donc en rien justifier qu’un voisin, en dépit d’être antipathique, soit à l’origine desdits bourdonnements.

Dans un autre cas le bruit est décrit comme tellement fort la nuit que même les tableaux bougent sur les murs, cependant sans que les voisins immédiats dans l’immeuble ne perçoivent pour leur part la moindre manifestation sonore ou vibratoire; une telle affaire ayant conduit au remplacement du premier expert pour incompétence parce qu’il ne trouvait pas l’origine du phénomène ; qui en réalité relevait bien d’acouphènes et n’était donc pas mesurable.

Remarquons que le principe de la contradiction vise en la circonstance la démonstration partagée de l’absence de réalité physique du phénomène décrit, au moyen par exemple de simulations de bruit visant à rendre compte de l’impossibilité matérielle de transmission et de perception.

La question se pose encore du crédit à apporter à l’assignation lorsque le plaignant n’entend le bruit perturbateur qu’en collant son oreille contre le mur, à un endroit précis aisément repérable par la trace sur le papier peint, où l’expert se trouve donc invité à coller lui aussi son oreille.

Que dire encore des demandeurs qui se plaignent non pas d’un excès de bruit mais seulement d’entendre; comme de pouvoir percevoir le simple passage d’une voiture dans la rue.

Chaque expert acousticien a encore eu à connaître la situation, où, après que le niveau sonore de la source incriminée a été mesuré et constaté conforme, le demandeur déclare qu’il n’est plus gêné et sollicite de l’expert, comme si ce dernier en avait le pouvoir, de mettre un terme à sa mission.

Un telle issue se produit souvent après de multiples mises en cause et des dépenses expertales conséquentes, engendrées par les réunions successives pour rendre les opérations contradictoires aux traitants, sous-traitants et leurs assureurs; sans pour autant que le demandeur ne s’en émeuve.

La question est donc de savoir si la mise en évidence d’un bruit perturbateur doit relever de l’initiative du demandeur, afin de lui permettre de prétendre à l’action en justice, ou si c’est à la justice de prendre en charge la démonstration du bruit en désignant un expert à cet effet; lequel se trouve missionné, en quelque sorte, comme prestataire de service du demandeur.

Il est ainsi récurrent de voir le demandeur solliciter de l'expert désigné de procéder à l'audit de ses sensations sonores afin de démontrer leur factualité, si ce n'est leur origine, au motif que la mission ordonnée prévoit toutes investigations utiles.

Au titre des mesures d'instruction relatives à l'administration de la preuve, l'article 143 du Code de procédure civile fixe que " Les faits dont dépend la solution du litige peuvent, à la demande des parties ou d'office, être l'objet de toute mesure d'instruction légalement admissible ".

On rappelle qu'un fait est un évènement advenant ou advenu, lequel se caractérise par son extériorité contrairement à l'idée qui relève de l'intériorité; au sens étymologique du latin le fait relève de l'action et de la réalisation; son effectivité le distingue ainsi des produits de la pensée.

Le fait tel qu'il se trouve visé par le Code de procédure se caractérise semble-t-il par une existence matérielle et en tout cas observable, qu'il s'agisse d'un objet, d'un évènement ou de circonstances.

Qu'il soit permis le truisme suivant lequel le fait relève essentiellement de la factualité.

Il convient ainsi de distinguer la manifestation d'un trouble de la réalité d'un fait. À cet égard l’expression d'une sensation sonore ne devrait certainement pas être confondue avec la démonstration d'un fait de bruit, qui seul devrait permettre d'asseoir la présomption.

L'article 144 dudit code précise que " Les mesures d'instruction peuvent être ordonnées en tout état de cause, dès lors que le juge ne dispose pas d'éléments suffisants pour statuer ".

Par la suite, l'article 145 fixe que " S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnée à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ".

Il convient ainsi de retenir que la mission d'expertise ordonnée sur le fondement de l'article 145, qui vise d’abord à renseigner le juge, tient pour objectif non pas de conserver ou d'établir les faits mais de conserver ou d’établir la preuve des faits ; la précision des termes employés par le Code de procédure civile levant toute ambiguïté sur la distinction à opérer entre le fait et la preuve du fait et donc sur l’exercice essentiellement probatoire de la mesure d’instruction technique.

Autrement-dit, si la demande d'expertise se trouve recevable à la lecture de témoignages ou de constats que peut en avoir le juge des référés, l'ordonnance ne semble pas pour autant affranchir l'expert de l'application des règles de procédure au sens induit de l'appréciation technicienne de la demande, à laquelle ce dernier se trouve précisément convoqué pour dire non pas le droit mais la technique.

De la sorte, la recevabilité de la demande par le juge ne devrait se trouver confondue avec la recevabilité technique des faits allégués, dont seul le technicien, de par sa compétence, est de nature à apprécier la plausibilité aux fins de procéder à leur instruction probatoire.

Remarquons à cet égard les indications de Madame Anne-Marie Batut, conseiller référendaire, dans l'étude sur les mesures d'instruction in-futurum (publiée dans le rapport annuel de 1999 de la Cour de cassation) relatives à la plausibilité nécessaire des faits allégués par le demandeur et à la nature ampliative de la recherche de la preuve :

" En tout cas, ces faits doivent présenter un caractère de plausibilité suffisant (Civ. 2, 14 mars 1984, Bull. n° 49 ; 23 novembre 1994, Bull. n° 241 ; 6 mai 1998, pourvoi n° Z 96-16.828) "

" En tout cas, le recours au référé probatoire n’est pas admis si le demandeur dispose déjà d’éléments de preuve suffisants, ou s’il lui est possible de réunir par lui-même des éléments supplémentaires. En d’autres termes, les faits dont la preuve est recherchée doivent améliorer la "situation probatoire" du demandeur ". 

Dès lors que la question est de savoir si l'allégation auditive peut après tout constituer un fait, il doit être répondu que la factualité d'un évènement sonore ne peut relever de l'expression d'une sensation ou d'une opinion, mais seulement de la démonstration matérielle d'une variation de pression d'ordre acoustique au moyen de l'instrument de mesure physique que constitue le sonomètre; du moins si celui-ci satisfait aux règles d’homologation et de vérification périodique (muni de l’étiquette verte) ce qui n’est pas le cas des appareils utilisés couramment pour les constats.

Il convient ainsi de retenir qu'en matière de bruit le fait se trouve essentiellement matérialisé par l'existence d'une onde sonore, laquelle doit être dûment mesurée, authentifiée et certainement imputée.

L’expert acousticien doit ainsi adopter la plus grande circonspection procédurale, afin qu'on ne puisse lui reprocher d'outrepasser la mission ordonnée sur le fondement de l'article 145 par l'instruction présomptueuse de bruits qui ne relèveraient, suivant l'état de l'argumentaire du demandeur, que de supputations.

Il ne devrait donc pas apparaître contradictoire avec la décision ordonnant l'expertise que l'expert puisse solliciter du requérant l'établissement matériel des perceptions sonores alléguées, c'est-à-dire de lui demander de faire procéder à des relevés métrologiques, dont les résultats sont également de nature à confirmer l'identification et la provenance des faits et donc la bonne identité du défendeur assigné.

Qu’il soit observé qu’en désignant un technicien le juge oriente l’instruction judiciaire dans le domaine non pas du trouble de la personne mais du trouble à la personne; autrement dit un trouble objectivable au moyen d’indicateurs non pas psychologiques mais strictement factuels, tels que l’audibilité à travers la règle d’émergence de l’Avis de la commission d’étude du bruit du 21 juin 1963, l’usualité de la source dans le contexte, les conditions d’occupation des lieux, la récurrence du bruit, l’évitabilité par des moyens techniques appropriés, le défaut de précaution en considération des modalités d’usage … L’ensemble de ces indicateurs factuels étant de nature à permettre au juge de statuer sur l’anormalité.

Instruire le trouble à la personne et non pas le trouble de la personne signifie bien que le domaine de compétence de l’expert acousticien est celui de la matérialité et non pas de l’affect ou du médical : conclure dans ces conditions que le bruit dont le plaignant déclare souffrir ne relève pas du domaine de la physique semble suffisamment explicite pour ne pas nécessiter des développements susceptibles d’être reprochés ultérieurement à l’expert.

On remarque que cette question de la factualité du bruit allégué s’impose avant même le procès, c’est-à-dire lors de la démarche amiable de résolution du différend.

En effet la personnalisation du conflit en cas de litige de bruit de voisinage conduit souvent à se demander si le trouble est bien occasionné par le bruit ou plutôt le bruit la résultante du trouble relationnel; autrement dit, la question est de savoir si c’est le bruit qui engendre le trouble ou plutôt le trouble qui engendre le bruit.

Sans doute alors le succès de la médiation exige-t-il dans ce cadre d’aider les parties à s’entendre, à la fois au propre comme au figuré, plutôt que de les laisser focaliser leur échange sur un sujet technique que l’expert acousticien est certainement le mieux à même de relativiser.




dimanche 11 juin 2023

LES MODALITÉS DU CONSTAT DU BRUIT DE VOISINAGE DES ACTIVITÉS EN QUESTION

L’oreille contribuant pour l'essentiel à la vigilance et à la communication, le son constitue le vecteur principal d’appréhension du monde et des relations sociales.

À travers l’interprétation du son, la perception vient au-delà même de la considération du niveau sonore caractériser l’expression du bruit; ceci concerne en particulier le bruit de voisinage, avec les conséquences sanitaires liées aux effets de stress induits de la gêne sonore occasionnée par un voisin.


Différents comportements ou activités apparaissent manifestement déroger aux règles de précaution et de civilité qu’exigent la vie en société; avec pour conséquence délétère une atteinte à la tranquillité et à la santé des personnes exposées.

On remarque, au-delà de la question sanitaire, que le bruit de voisinage constitue un enjeu social lorsque ce dernier contribue au mal-vivre ensemble ; c’est ainsi qu'une enquête de l’INSEE effectuée en 2008-2009 établit que 80 % des Français souhaitent vivre dans un pavillon individuel et surtout pas mitoyen « afin de ne pas subir de voisins ».

L’étude de la société ERNST & YOUNG, réalisée en 2016 (et confirmée en 2020) à la demande de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, évalue le coût social du bruit de voisinage la somme de 11,5 milliards d’euros par an.

L’exigence de santé publique, mais encore la préservation de la vie sociale, obligent donc à contraindre le bruit de voisinage par la voie législative et réglementaire.

À cet effet, le Code de la Santé publique (CSP) régit les différents bruits résultant des activités personnelles ou domestiques, professionnelles, sportives, culturelles, de loisir et de sons amplifiés.

Il est noté que ledit CSP se trouve régulièrement mis à jour au moyen de décrets suivis d’arrêtés d’application.

Soit en une trentaine d’années les adaptations successives suivantes :

* décret n° 95-408 du 18 avril 1995 relatif à la lutte contre les bruits de voisinage et arrêté du 10 mai 1995 relatif aux modalités de mesurage des bruits de voisinage 

* décret n° 2006-1099 du 31 août 2006 relatif à la lutte contre les bruits de voisinage et arrêté du 5 décembre 2006 relatif aux modalités de mesurage des bruits de voisinage

* décret n° 2017-1244 du 7 août 2017 relatif à la prévention des risques liés aux bruits et aux sons amplifiés et arrêté du 17 avril 2023 relatif à la prévention des risques liés aux bruits et aux sons amplifiés pris en application des articles R. 1336-1 à R. 1336-16 du code de la santé publique et des articles R. 571-25 à R. 571-27 du code de l’environnement

Les dernières mises à jour appellent les observations suivantes :

Le décret n° 2017-1244 du 7 août 2017 contribue à modifier, à supprimer ou à remplacer différents articles du CSP relatifs aux bruits des « activités professionnelles, sportives, culturelles et de loisir » et de surcroît élargit le champ d’application aux activités « dont les conditions d’exercice se trouvaient fixées par les autorités compétentes » (en particulier les circuits de vitesse).

Les dispositions du décret n° 2006-1099 du 31 août 2006 se trouvant ainsi rendues caduques, il en devient en toute cohérence de même de l’arrêté d’application du 5 décembre 2006 relatif aux modalités de mesurage des bruits de voisinage, puisque visant ces mêmes articles du CSP supprimés, remplacés ou modifiés et de surcroit concernant un champ d’application restreint (On remarque qu'une telle caducité concerne a fortiori la circulaire du 27 février 1996 faisant référence à l'arrêté du 10 mai 1995).

Il convient d'observer que le décret n° 2017-1244 du 7 août 2017 porte à la fois sur les « bruits » et les « sons amplifiés », à savoir :

* d’une part les bruits de voisinage des « activités professionnelles, sportives, culturelles et de loisir », essentiellement pour les articles R.1336-4 à 1336-9 du CSP (incluant désormais les activités « impliquant la diffusion de sons amplifiés » suivant l'article R.1336-4)

* d’autre part les « sons amplifiés », visés plus spécifiquement par les articles R.1336-1 à 1336-3 du CSP, concernant la protection du public

L’arrêté du 17 avril 2023 apparaît donc bien s’appliquer aux mêmes bruits que le décret du 7 août 2017, à savoir d’une part à ceux résultant des « activités professionnelles, sportives, culturelles et de loisir » et d’autre part à ceux relatifs aux « sons amplifiés », puisque ledit arrêté est annoncé comme pris « en application des articles R.1336-1 à R.1336-16 » ; incluant ainsi les articles R.1336-4 à 1336-9 pour le bruit des activités et les articles R.1336-1 à 1336-3 pour les sons amplifiés.

Les arrêtés respectifs de 1995 et de 2006 se trouvant promulgués afin d’expliciter les « modalités de mesurage des bruits de voisinage » afférents successivement aux décrets de 1995 et de 2006, dans le but d’autoriser le contrôle réglementaire, il se trouvait ainsi attendu de l’arrêté de 2023 les indications métrologiques propres à l’application du décret de 2017.

A cet égard l’article R.1336-9 du CSP modifié par le décret de 2017 fixe bien que « Les mesures de bruit mentionnées à l’article R.1336-6 sont effectuées selon les modalités définies par arrêté des ministres chargés de la santé, de l’écologie et du logement ».


Le projet d’arrêté de 2023 (repris tel quel pour sa publication) ayant fait l’objet d’une consultation publique préalable, différentes observations en retour ont effectivement alerté sur l’absence de prescriptions relatives aux modalités de mesurage des bruits de voisinage (cf. document de synthèse du 24 octobre 2022).

La réponse apportée officiellement à l’issue de cette consultation sur la « demande de précision de la méthodologie de mesures pour le contrôle des seuils réglementaires dans les lieux clos et en extérieur » est la suivante : « les professionnels de la sonorisation des spectacles vivants se sont engagés à élaborer des propositions à soumettre au Conseil National du Bruit (CNB) sur ce sujet. Lorsqu'elles seront finalisées, celles-ci pourront être ajoutées, après discussion en commission technique du CNB, au guide du CidB ».

Remarquons que la réponse apportée confirme bien l'inopérance des dispositions métrologiques fixées par l'arrêté du 5 décembre 2006 vis-à-vis de l'ensemble des activités professionnelles et autres, puisque celles impliquant la diffusion de sons amplifiés y sont désormais inclues suivant les dispositions de l'article R.1336-4.

Il convient ainsi de retenir que les modalités de mesurage relatives à l’établissement des sanctions concernant le bruit de voisinage des « sons amplifiés » restent à déterminer par « les professionnels de la sonorisation des spectacles vivants » ; mais en retour qu'aucune disposition ne se trouve prévue pour ce qui concerne les modalités de contrôle du bruit de voisinage des « activités professionnelles, sportives, culturelles et de loisir ».

La situation devient ainsi critique, avec un risque d’impunité du bruit de voisinage, puisque tout procès-verbal d’infraction se trouve en l’état contestable au motif du choix par l’agent verbalisateur d’un mode opératoire de mesurage partial, car relevant de sa propre initiative, ou non autorisé règlementairement.

Sans doute est-il encore permis de s’interroger sur la régularité d’un constat de conformité d’un bruit de voisinage de « sons amplifiés » établi suivant un mode opératoire « élaboré » par les producteurs de « sons amplifiés » eux-mêmes et relevant d'un guide associatif.

Il est donc en l’espèce compréhensible que le site service-public.fr « le site officiel de l’administration française » puisse dans la rubrique « bruit de voisinage » renvoyer au principe prétorien du « trouble anormal de voisinage », dont nul n'ignore que ce dernier se trouve autonome des dispositions réglementaires (régime de la responsabilité sans faute), et en conséquence conseiller « un recours au juge en cas d’échec du règlement amiable » ; soit une recommandation sans doute cohérente dans le contexte, mais nécessitant pour les victimes d’ester en justice, avec les délais d’action et les frais de procédure correspondants; soit une situation socialement inéquitable.

Octobre 2023. v4




mardi 18 avril 2023

ENTRE LE BRUIT D'HIER ET CELUI D'AUJOURD'HUI


La question du bruit est sans doute d’importance si l'on veut bien considérer que l’oreille est le sens crucial de l’homme puisque le sens de la vigilance ; le seul sens capable de prévenir un danger, derrière soi, à distance et d’en situer la provenance, de jour comme de nuit.

C'est ainsi que l’oreille est tenue d’entendre à tout instant, y compris durant le sommeil, et en charge d’écouter si le bruit devient pertinent.

C’est ainsi que l’oreille se trouve dépourvue de paupière ; faisant dire à Pantagruel dans le Tiers Livre de Rabelais que les oreilles restent toujours ouvertes : « … affin que tousjours, toutes nuyctz, continuellement puissions ouyr et par ouye perpétuellement apprendre ».

C’est ainsi que l’œil se trouve guidé par l’oreille ; faisant du regard du sourd, comme Edward Hooper l'était affecté, un univers figé.

C’est ainsi que la sensation auditive, à la différence de la vue, fait l’objet d’un traitement précoce de l’information, engendrant des réactions affectives immédiates, de l’ordre du réflexe.

C’est ainsi qu’il nous arrive de confondre le bruit avec le message véhiculé par ce dernier ; consistant à imputer au bruit, comme si c’était un objet, les inconvénients du message ; comme si l’on imputait au facteur de la poste le trouble occasionné par une mauvaise nouvelle.

Bergson dit en la circonstance que l’homme associe à tort ce qu’il ressent à la cause de son impression.

C’est encore ainsi qu’une ambiance bruyante, qui par effet de masque empêche d'avoir le contrôle sonore autour de soi, engendre une réaction de stress ; au-delà même de perturber la communication.

Cette question du bruit interpelle aujourd’hui lorsque nos concitoyens ne supportent plus la moindre manifestation sonore d’un voisin, ni le bruit des enfants provenant des écoles ou des crèches et s’insurgent de sources traditionnelles comme la sonnerie des cloches, le meuglement des vaches ou le chant du coq.

C’est ainsi qu’une loi a été adoptée en 2021 pour inscrire au patrimoine les sons et les odeurs des campagnes et qu’un nouveau projet se trouve annoncé par le Garde des sceaux au salon de l’agriculture, afin de protéger les agriculteurs contre les plaintes excessives des néo-ruraux.

Cette question interpelle encore lorsque le bruit se trouve dénoncé comme le « fléau des temps modernes », alors qu’on s’en plaint depuis toujours.

Le bruit dans l’histoire

La littérature abonde en effet de témoignages de troubles sonores ou de méfaits du bruit depuis l'antiquité.

Dans ses directives d'éthique, Hippocrate (400 av. J-C) recommande aux médecins de « garder le malade du bruit ».

Suivant Athénée de Naucratis (Le banquet des Sophistes - 228 av. J-C), le gouvernement de Sybaris « …ne souffrait dans l'enceinte de ses remparts aucune profession dont l'exercice bruyant put blesser la délicatesse des nerfs ; il défendait même d'y élever des coqs … ».

Cicéron envie les sourds, qui n’entendent pas « le cri de la scie qu’on aiguise ».

Marcus Martial (80 ap. J-C) se plaint du bruit nocturne : « La nuit, tout Rome passe juste à côté de mon lit … c'est la nuit que les voitures ébranlent les insaluae du roulement de leurs roues et que le Tibre répercute l'ahan des portefaix et des haleurs ».

Dans la Troisième Satire Juvénal (110 ap. J-C) écrit : « Il est totalement impossible de dormir dans quelque endroit que ce soit de la ville. La circulation perpétuelle des chariots dans les rues alentour réveillerait les morts ».

Pourtant Jules César interdit la circulation nocturne des chars dans le forum et l’on dispose de la paille sur les pavés pour en réduire le bruit dans la journée.

Au VIIème siècle Dagobert promulgue un édit contre le bruit.

Le récit du Concile d’Apostoile au XIIIème siècle décrit les activités bruyantes de la cité entre « sonneries de cloches, martèlement de forgerons, cris de moulins, bêlement de brebis ».

Au XIIIème siècle également, Guillaume de la Villeneuve raconte dans le Dict des cris de Paris que « Moult mainent crior grant bruit ».

La tradition locale veut qu’au moyen âge les habitants voisins du château des Thons dans les Vosges sont tenus de battre les fossés pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil des seigneurs.

Pétrarque écrit à Giacomo Colonna en 1338 pour lui dire qu’il arpente les environs de la Sorgue pour fuir le vacarme de la ville d’Avignon.

Au XVIème siècle sous Henri VIII roi d'Angleterre, les activités bruyantes sont interdites la nuit ; notamment les charrettes dans les rues de Londres sous peine d'une amende de six shillings.

Clément Janequin compose vers 1550 sa chanson sur les « Cris de Paris ».

Peu après en 1578 Jean Servin illustre la cacophonie des rues parisiennes par sa composition musicale : « La fricassée des cris de Paris ».

« Vous ne savez pas combien le bruit me pèse » s’exclame Molière.

Vers 1660 Gilles Ménage vitupère contre les sonneurs de cloches « Persécuteurs du genre humain qui sonnez sans miséricorde, que n’avez-vous au cou la corde que vous tenez entre vos mains ! ».

Boileau se plaint du tapage des commerçants voisins : « Qu’un affreux serrurier, que le ciel en courroux a fait pour mes péchés, trop voisin de chez nous, avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête de cent coups de marteaux, va me fendre la tête. J’entends déjà partout les charrettes courir, les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir ».

Dès la mise en route de la machine de Marly en 1684 les habitants de Bougival évoquent un « bruit infernal plusieurs lieues à la ronde ».

En 1707 les riverains de la rue de Flandres à Lyon s’opposent à l’installation d’un maréchal-ferrant.

Un certain docteur de Presle dénonce en 1763 les « arts bruyants » en indiquant que ces derniers « ébranlent tellement le cerveau qu’on se sent étourdi », qu’ils « empêchent de dormir, réveillent ou rendent le sommeil agité … ».

Les archives de la construction du Château du Marais près du Val Saint-Germain dans l’Essonne entre 1769 et 1779, décrivent un immense bruit de chantier:
« Les forgerons, les charpentiers, les maçons, les tailleurs de pierre, les serruriers, les menuisiers, en travaillant, en sciant, en limant, en varlopant et frappant, produisaient un bruit étourdissant qui s'étendait très loin ».

En novembre 1772 la police de Lyon dresse des procès-verbaux à l’encontre de marchands tripiers qui utilisent une corne percée pour attirer la clientèle.

Le 23 novembre 1776 un chirurgien de la rue Neuve à Paris porte plainte contre le tonnelier du rez-de-chaussée à cause du bruit de son maillet.

Le « Tableau de Paris » publié par Louis-Sébastien Mercier en 1781 rend compte d’une ville grouillante.

En 1783, un habitant de Solaize dans le Dauphiné se plaint du bruit « insoutenable » provoqué par les clients d’une auberge voisine.

Guyot fait état dans son « Répertoire de jurisprudence » édité en 1785 de la condamnation d’un boucher à aller tuer ses bêtes en dehors des habitations, d’un cardeur de laine à ne plus chanter et d’un boulanger à ne plus utiliser son moulin à tamiser la farine.

La Révolution interdit les musiciens de rue, mais Danton s’en insurge : « Citoyens, j’apprends qu’on veut empêcher les joueurs d’orgue de nous faire entendre par les rues leurs airs habituels. Trouvez-vous donc que les rues de Paris soient trop gaies ? ».

Schopenhauer se plaint en 1800 du claquement « soudain et tranchant » du fouet des meneurs de bestiaux, « qui paralyse le cerveau, rompt le fil de la réflexion et assassine l’esprit ».

Stendhal décrit dans le Rouge et le Noir en 1830 le fracas engendré dans la ville de Verrières dans le Doubs par une usine de fabrication de clous.

En 1837, le préfet de police de Paris sanctionne la pratique de la trompe de chasse à la suite de « plaintes nombreuses » contre le bruit de cet instrument.

De retour de Paris en 1831, Chopin écrit dans une lettre : « du bruit, du vacarme, du fracas et de la boue plus qu’il n’en est possible de l’imaginer ».

Honoré Daumier illustre en 1841 le charivari des musiciens de rue.

« La rue assourdissante autour de moi hurlait » écrit Baudelaire vers 1850.

Entre 1870 et 1890, 36% des entreprises qui se créent ou s’agrandissent font l’objet de plaintes de bruit d’après l’enquête du Conseil d’hygiène et de salubrité du Rhône.

En 1919 Paul Klee se plaint du remplacement de l’éclairage au gaz par une lampe à acétylène « sifflante et rugissante ».

Vers 1930, au cours de son voyage en Hollande, l’écrivain Patrick Leigh Fermor se plaint d’être réveillé par le bruit des sabots sur le pavé.

Ces différents témoignages collectés de part et d’autre attestent ainsi d’inconvénients de bruit allégués depuis toujours en provenance de la circulation, des activités commerciales ou artisanales, des chantiers ou des médias.

La qualité des constructions d’autrefois

Les témoignages de troubles de voisinage d’origine domestique sont plus rares, pour autant la promiscuité des logements et leur manque d’isolation ont toujours existé.

Les immeubles collectifs d'habitation, appelés synoikiai en Grèce ou insulae à Rome, existent depuis l’antiquité.

Les insulae ont la réputation d'être mal construites avec des cloisons séparatives en clayonnage de bois et torchis et des planchers constitués de simples planches supportant, suivant le livre de Vitruve, une mince chape en mortier au tuileau ou opus signinum.

Les planchers des immeubles du Moyen-âge n'étaient pas grandement différents avec une aire en plâtre ou en mortier sur laquelle on posait parfois du carrelage. Les séparatifs d'appartement étaient suivant le dictionnaire de Viollet-Le-Duc en pans de bois.

Jusque vers le milieu du 19ème les planchers des immeubles d’habitation ont toujours été réalisés en bois et le développement haussmannien de l'ossature métallique avec entrevous n’a pas amélioré grandement la qualité de l’isolation acoustique.

Les modalités d’occupation étaient déplorables.

Il était courant à Paris aux XVIème et XVIIème siècles que plusieurs familles partagent le même étage en se répartissant les chambres et les logements étaient eux-mêmes sous loués.

Ce n'est qu'au début du XIXème siècle que sont apparus les nouveaux immeubles de rapport avec une réelle division d’appartements par étages.

Ainsi la promiscuité sonore entre habitants a toujours existée, avec pendant des siècles le port de chaussures à semelles dures et la possibilité d’échanger une conversation entre appartements ; sans exclure certainement la mixité sociale suivant l’étage de l’immeuble.

Mais qu’y aurait-il donc de nouveau dans le bruit d’aujourd’hui ?

Différents motifs semblent pouvoir être proposées afin d’expliquer un nouveau rapport au sonore : entre la prolifération du bruit, l’évolution des attitudes, l’inaccoutumance aux sources nouvelles et la sensibilisation médiatique.

1. L’expansion sonore

Murray Schaffer auteur du célèbre ouvrage « le paysage sonore » explique que l’on est passé avec la révolution industrielle d’un paysage hi-fi à un paysage lo-fi.

Tandis que chaque son se détachait autrefois du faible bruit de fond ambiant, dégageant une perspective sonore, permettant de distinguer des bruits de premier plan et d’autres d’arrière-plan, Murray Schaffer dénonce le développement d’une surpopulation sonore dans laquelle se perdent les signaux acoustiques individuels.

La permanence et l’expansion du fond sonore contribuerait ainsi aujourd’hui à la fois à une surabondance d’information et à un brouillage des sources.

2. L’inconvenance du bruit

La disqualification du bruit n’est pas nouvelle, de nature religieuse puis morale, attachée à la définition de l’"honnête homme".

Avec l’avènement de la société bourgeoise au XIXème siècle en Europe se répand la culture de la discrétion, réservant le bruit et les odeurs aux comportements populaires.

L’hygiénisme du XXème siècle, avec notamment la Charte d’Athènes pour une nouvelle conception de l’urbanisme et de l’architecture, range le bruit parmi les objets sales.

Cette spécificité culturelle occidentale de l’hygiène sonore se trouve aujourd’hui confrontée avec l’évolution du peuplement de nos régions et la rencontre d’autres pratiques sonores.

Observons à cet égard que les villes du sud restent encore animées à l'heure ou le silence règne dans les villes du nord.

3. L’approche physicaliste

Relevant d’une variation de pression le son est un phénomène physique, tandis que le bruit c’est à la fois du son et de la signification.

Autrement dit l’oreille perçoit ainsi autre chose que du son.

C’est ainsi qu’on peut être troublé par un bruit faible et ne pas être gêné par un bruit fort ; tout dépend de la signification accordée au bruit.

A cet égard le professeur Leroy rappelle qu’il n’y a pas de bruit en soi mais que du bruit pour soi.

À vouloir que le bruit soit mesurable, la société moderne a retranché du bruit ce qui relève de la pensée ; faisant que le trouble de bruit n’est plus évalué qu’en terme de de décibels.

Cela aboutit à une forme d’incompréhension du bruit et contribue à un processus délétère, condamnant la perception sonore en tant que telle.

Rappelons que le silence n’existe pas dans la nature, qu’il s’agit d’une métaphore et qu’il ne faut pas confondre l’absence de bruit avec le sentiment de tranquillité.

4. L’Inaccoutumance aux nouvelles sources

Tout au long de l’histoire les gens ont associé des symptômes somatiques aux nouvelles technologies.

Les machines à vapeur occasionnaient de la neurasthénie, les premiers téléphones étaient accusés de provoquer des douleurs névralgiques et les premiers signaux radios déclenchaient des nausées.

A titre d’exemple de nouvelles sources, il reste possible que le « syndrome éolien » se traduisant par différents symptômes somatiques participe du même phénomène.

Remarquons que l’effet nocebo provoqué par l’attitude anxieuse des riverains est reconnu par l’OMS ou l’Académie de médecine et se trouve en tout état de cause admis par les tribunaux (arrêt de la Cour d'appel de Toulouse du 8 juillet 2021).

Il convient ainsi de retenir que l’incongruité d’un bruit est de nature à occasionner un trouble ; c’est le cas des pompes à chaleur qui gênent davantage les nordistes que les sudistes.

5. L’individualisme croissant

En se libérant des hiérarchies traditionnelles et des valeurs sacrées qui structuraient  la vie en société, l’homme moderne a changé son rapport au collectif.

Une telle émancipation se traduit par une forme d’individualisme et au rejet de l’autre.

« L’enfer c’est les autres » dit Sartre par rapport au jugement de chacun.

Ainsi une enquête de l’INSEE effectuée dans les années 2008-2009 établit que 80 % des Français souhaitent vivre dans un pavillon individuel et surtout pas mitoyen afin de ne pas subir de voisins.

On remarque que le bruit véhicule effectivement la présence de l’autre, au point de vivre comme une intrusion le bruit de son voisin chez soi.

Le bruit se trouve ainsi rejeté comme vecteur social.

6. La sensibilisation médiatique

Le commerce médiatique se nourrissant pour une grande part de la dimension anxiogène de l’information, la crainte du bruit s’y trouve largement développée ; faisant du bruit une maladie.

Une expérience scandinave démontre qu’en l’absence de tout environnement nocif un nombre significatif d’individus se plaignent de symptômes divers gastro-intestinaux, musculaires et névralgiques après la diffusion d’informations erronées sur une pollution par des médias.

La crainte de la nuisance peut être plus pathogène encore que la nuisance dit l’Académie de médecine ; il s’agit bien de l’effet nocebo.

En fait la vraie question sur le bruit se trouve posée par le psychiatre Stephen A. Stanfeld : "Est-ce que le bruit provoque une perturbation du sommeil et par conséquent une altération de la santé ? ou peut-être plus probablement : est-ce qu'un mauvais état de santé conduit à la perturbation du sommeil par le bruit dans lequel le bruit est perçu comme perturbant ? ".

Rappelons la définition de l’O.M.S. suivant laquelle la gêne est une « sensation de désagrément, de déplaisir provoquée par un facteur de l’environnement dont l’individu (ou le groupe) reconnaît ou imagine le pouvoir d’affecter sa santé ».

En conclusion

La cause fondamentale du trouble de bruit chez l’homme reste finalement la même au cours des années, à savoir la charge émotionnelle que l’on projette sur ce dernier.

En fait et contrairement au sens commun le bruit n’est pas un phénomène extérieur, mais bien essentiellement une réaction personnelle.

Le bruit n’est pas directement pathogène, c’est une sorte de “ crochet ”, comme le dirait C.G.Jung, permettant d'y accrocher des images personnelles comme son manteau à une patère.

Pris comme bouc-émissaire, le bruit est un exutoire.

Apprendre à distinguer sa propre émotion par rapport au bruit perçu, autrement dit apprendre à se distinguer soi-même du bruit perçu, constitue sans doute une démarche salutaire dans la domestication du trouble.

Pour autant lorsque la cause du trouble relève de l’appréciation d’un défaut de précaution, de l’incongruité ou de l’évitabilité du bruit, c’est bien à la société de prendre en charge son évitement ; or en l’état le seul critère physicaliste du décibel fixé par la réglementation ne le permet pas.

Versailles, le 18 avril 2023
Thierry Mignot

Différents repères bibliographiques

La saveur du monde, David Le Breton, Éditions Métailié
Bruits et sons dans notre histoire, Jean-Pierre Gutton, Presses Universitaires de France
Le Paysage sonore, R. Murray Schafer, JCLattès
La civilisation des mœurs, Norbert Elias, Pocket
Les conflits relationnels, Dominique Picard et Edmond Marc, Que sais-je ?
Les effets du bruit sur la santé, J. Mouret et M. Vallet, ministère des affaires sociales et de la santé
Du voisinage, Hélène L’Heuillet, Albin Michel
Les cris de Paris, Victor Fournel, Les Editions de Paris
Les stress de l’environnement, Annie Moch, Culture et société
Les cris de la ville, Massin, Gallimard
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