mardi 27 juillet 2021

LES ARCHITECTES SONT-ILS DEVENUS SOURDS ?


À propos d'une "réconciliation entre l'architecture et la société"

Christine Leconte, nouvelle présidente de l'Ordre des architectes, fait observer dans l'entretien du Moniteur du 11 juin 2021 (1) qu' "on a produit beaucoup de belles images de synthèse en oubliant l'espace, la lumière, l'utilité, la solidité, le vivre-ensemble".

(1) 
https://www.lemoniteur.fr/article/reconcilier-l-architecture-et-la-societe-christine-leconte-presidente-du-conseil-national-de-l-ordre-des-architectes-cnoa.2149934

Comment ne pas soutenir de tels propos devant la carence du sonore dans la production architecturale !


Le vivre-ensemble lié au partage de l'espace sonore

Rappelons que le vivre-ensemble relève pour l'essentiel des conditions d'appréhension et de partage de l'espace sonore, dont la qualité dépend effectivement pour une grande part de la conception architecturale.

Cette importance du sonore dans l'intégration au monde et le lien aux autres s'explique par la prédominance du sens de l'ouïe, à la fois pour alerter et pour communiquer.

C'est ainsi que l'oreille, de perception omnidirectionnelle, est dépourvue d'opercule, que le regard se trouve d'abord guidé par le son et que l'oralité constitue le premier moyen d'échange entre les hommes.


Une architecture essentiellement visuelle

Force est de constater que la conception de l'architecture donne d'abord dans la représentation, l'image l'emportant sur l'usage et finalement sur l'habitabilité; l'architecture est devenue essentiellement scénographique avec pour spectateurs les habitants eux-mêmes.

C'est ainsi que la réduction de la conception architecturale aux belles images de synthèse, telle qu'évoquée par la nouvelle présidente des architectes, en vient à produire un décor statique, où le temps s'arrête à la manière de l'œuvre d'Edward Hopper sous-tendue par le handicap de surdité dont l'artiste était atteint.

C'est ainsi que les édifices contemporains, discrets ou médiatisés, restent destinés à la contemplation par suite d'images dépourvues d'effets sonores appropriés; acoustiquement neutres, c'est-à-dire sans intentions sonores de nature à favoriser l'expérience du lieu, quand ce n'est encombrées de bruits parasitant le regard.


L'insuffisance acoustique de la conception architecturale

Plus prosaïquement, c'est-à-dire en réduisant le traitement de l'espace sonore aux seules considérations de protection acoustique, on ne peut encore s'empêcher de relever une grande insuffisance conceptuelle.

C'est ainsi que l'étude du plan masse d'un nouveau quartier vise à reléguer les bâtiments d'habitation le long de la voie ferrée, tandis que les bureaux et les commerces de l'opération se trouvent implantés aux emplacements de choix, voire protégés par les premiers.

C'est ainsi que l'embellissement des façades au moyen de panneaux ornementaux saillants ou d'habillages accessoires en métallerie viennent par réflexion augmenter l'exposition aux bruits extérieurs, quand ce n'est produire eux-mêmes du bruit sous les effets météorologiques.

C'est ainsi que la distribution dans les immeubles en vient à négliger le principe élémentaire d'homogénéité de voisinage qui doit conduire à rassembler les locaux sensibles et à écarter de ces derniers ceux à l'origine de bruits.

C'est ainsi qu'il est courant de constater l'implantation de cuisines au-dessus de chambres ou directement en contiguïté, conduisant à ce que le plan de travail et l'évier jouxtent à une vingtaine de centimètres la tête de lit du voisin, quand ce n'est l'adossement de la gaine plomberie contenant les chutes d'eaux vannes des appartements des étages supérieurs, parfois même dévoyées en soffite; 
Quand ce n'est l'implantation de la chaufferie en-dessous d'une chambre si ce n'est au-dessus, mais encore l'accolement de la gaine d'ascenseur ou plutôt de la trémie d'ascenseur à défaut de prévoir la première à titre d'utile précaution ou à tout le moins pour respecter les recommandations normatives.

C'est ainsi que les équipements techniques extérieurs se trouvent le plus souvent implantés en limite de propriété, comme couramment la pompe à chaleur, dont le modèle out-door interdit tout traitement acoustique efficace; ce qui explique ainsi son éloignement des fenêtres de la maison et a contrario le rapprochement de celles du voisinage; c'est encore le V.R.V installé ou débouchant dans un courette à proximité des fenêtres des riverains.

C'est ainsi que les habitants doivent subir le bruit des chasses d'eau de leurs voisins, les piétinements et chocs, les conversations et autres équipements privatifs ou collectifs par suite d'une audibilité excessive; cette dernière se trouvant favorisée par le faible bruit de fond dans les pièces, tel que provoqué par les dispositions d'isolation thermique de façade sans pour autant se trouver compensé par une isolation acoustique appropriée.

On rappelle à cet égard que le critère de performance acoustique habituellement retenu comme objectif pour la construction des immeubles d'habitation équivaut au seuil d'infraction réglementaire.

C'est ainsi que la fonction élémentaire de l'habitat de l'homme visant à conférer au logement son rôle de refuge social et affectif ne se trouve plus assurée par suite de l'insuffisance, si ce n'est de l'absence d'intimité sonore de voisinage.

Mais comment expliquer que l'architecture soit devenue aussi distante des préoccupations acoustiques élémentaires nécessaires au vivre-ensemble et à son corollaire le se sentir bien chez soi, tandis que la satisfaction d'un cadre de vie harmonieux devrait constituer la priorité de l'architecte ?

Et comment ignorer encore que le bruit de voisinage est constitutif de trouble pour plus de 30 % de la population française (2), avec un coût social spécifique estimé en 2021 à 26,3 milliards d'euros par an 
(3) ? 

(2) 
https://www.thierrymignot.com/2020/04/le-bruit-de-voisinage-en-chiffres.html
(3) 
https://bruit.fr/images/stories/les-chiffres-du-bruit/Synthse_Cot_Social_Bruit_et_mesures_bruit_air_VF73.pdf


La réalité virtuelle du projet

Eu-égard à l'évolution sociale du métier, si ce n'est la paupérisation de différentes formes de son exercice, la réponse ne peut plus être aujourd'hui qu'il en serait autrement si les architectes habitaient les immeubles qu'ils conçoivent.

Une telle fracture entre la conception des bâtiments et la satisfaction des besoins élémentaires de l'habitant tient sans doute qu'en dépit de son objet la qualité du projet n'est pas jugée sur sa faisabilité constructive mais sur sa capacité à interpréter le réel.

C'est ainsi qu'un jury de concours n'hésite pas à retenir pour un programme de bureaux destinés à être cloisonnés un projet représentant une façade vitrée filante interdisant l'aboutement de cloisons, probablement au motif de l'originalité de ce dernier ou plutôt à celui de la personnalité médiatique de l'architecte. On retiendra que les projets des autres concurrents présentant des meneaux dans l'axe des trames pour pouvoir recevoir des cloisons se trouvaient évidemment moins originaux.

Il faut donc admettre que le projet d'architecture dispose d'une réalité qui lui est propre, une réalité virtuelle, et à cet égard de multiples projets n'ont jamais été conçus pour être construits; le groupe d'architectes Archigram bien connu pour sa revue éponyme en est l'exemple remarquable à travers des représentations architecturales relevant de l'utopie.

L'architecte se trouve donc pris dans une sorte d'exercice schizophrénique entre le virtuel et le réel, entre l'ouvrage représenté et l'ouvrage à réaliser; conduisant effectivement à reporter sur la réalisation la résolution de multiples questions dont celle de l'acoustique.

On remarque ici le pouvoir magique accordé un peu trop aisément par les architectes à la technique ou plutôt le pouvoir des mots, lorsque la présentation commerciale qualifie de silencieux ou d'insonorisant tel doublage ou telle sous-couche de revêtement de sol dont l'efficacité ne permet certainement pas de compenser les inconvénients d'une conception critique, comme la superposition d'une cuisine au-dessus d'une chambre ou au-dessus du séjour d'un autre appartement.


Les outils conceptuels de l'espace sonore

Il est sûr que la représentation graphique du projet sous une forme géométrique aide à penser sur la perception visuelle de l'espace. C'est ainsi que la CAO permet de simuler les variations d'aspect d'un lieu suivant les différents points de vue d'un parcours; ce qui était tenté autrefois au moyen d'une maquette et d'une caméra endoscopique.

En retour cette forme d'abstraction de l'espace perçu n'apporte aucune indication sur l'expérience sonore prévisible, laquelle exige l'emploi d'outils de simulation acoustique qui existent certes (tels que développés en particulier par le CSTB), mais restent encore peu répandus et se trouvent plutôt réservés à l'étude de projets spécialisés dans l'écoute musicale.

C'est ainsi qu'il existe aujourd'hui la possibilité de prédire des ambiances sonores résultant de différentes sources à caractère naturel, technologique ou humain suivant des dispositions architecturales propres à la géométrie des lieux, à leur perméabilité acoustique et aux traitements de surface.

Pour autant la conception de l'espace sonore des lieux courants reste encore très embryonnaire en dépit d'un questionnement posé depuis plus de quarante années, initié en particulier par Loïc Hamayon à l'École Spéciale d'Architecture.

Remarquons encore la dégradation de l'enseignement de l'acoustique dans les écoles d'architecture lorsqu'il existait même dans les années soixante-dix une option de 3ème cycle dite en "acoustique architecturale" à l'UP3/ENSAV et que l'enseignement de la matière dans cette même école s'est trouvé réduit d'année en année pour ne plus subsister aujourd'hui que sous la forme d'une conférence ou deux sur l'ensemble du cycle de formation d'un architecte.


L'action des Conseils national et départementaux de l'Ordre

"Resserrer les liens entre architecte et utilisateur final", tel que proposé comme objectif par Christine Leconte, suppose en conséquence de conduire une vaste action nationale de sensibilisation des architectes aux impacts sonores du projet a minima dans le cadre de la formation obligatoire.

Étant rappelé dans l'entretien du Moniteur par la nouvelle présidente de l'Ordre qu'il revient à ce dernier de conseiller la puissance publique, sans doute pourrait-il encore être recommandé à l'instance nationale de saisir la Direction de l'architecture et du patrimoine en vue d'un renforcement de l'enseignement du sonore dans les écoles nationales d'architecture.