1. LE DROIT DE PROPRIETE ET LA THEORIE DU TROUBLE ANORMAL
Un chantier de construction est le lieu ordinaire de collision de deux droits : le droit de construire pour un propriétaire et le droit à la tranquillité pour son voisin.
Soit d’une part l’article 544 du Code Civil qui énonce que :
« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »
Et d’autre part la jurisprudence civile qui établit que le droit de propriété est limité par l’obligation qu’il y a de ne causer à la propriété d’autrui aucun dommage dépassant les « inconvénients normaux du voisinage ».
On remarque que cette notion de trouble anormal appartient également à la jurisprudence administrative.
Juridiquement, la première approche a été de traiter le bruit de chantier par l’application des principes traditionnels de responsabilité quasi-délictuelle de l’article 1382 du Code Civil (principes qui imposent de prouver la faute, le préjudice et le lien de causalité entre les deux), complétée par la présomption de responsabilité pesant tant sur l’auteur, suivant l’article 1383, que sur le gardien, en application de l’article 1384.
- Article 1382
« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer »
- Article 1383
« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence »
- Article 1384
« On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde »
Par la suite, la Cour de Cassation a substitué à ces textes « le principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage ».
La prohibition découle donc dorénavant d’un principe strictement prétorien, qui constitue une source autonome de responsabilité et ne doit pas être confondu avec l’application des articles précédents.
La protection des troubles anormaux de voisinage apparaît donc originale par rapport à la responsabilité civile de droit commun, que celle-ci procède d’un abus du droit de propriété, d’une faute, volontaire ou non, ou bien du fait des choses.
Il est donc important d’insister sur ces deux aspects fondamentaux :
- d’une part le juge du fond dispose d’un pouvoir souverain pour apprécier si les troubles sont normaux ou anormaux
- d’autre part la responsabilité du « bruiteur » peut être retenue même si ce dernier n’a pas commis de faute, c’est-à-dire sans prendre en considération s’il a pris ou non des précautions, s’il a manifesté ou non des intentions de nuire ou s’il a respecté ou non des dispositions réglementaires ;
On voit ici se dessiner le rôle majeur de l’expert dans le cadre de la mesure d’instruction judiciaire dont il a la charge.
2. LA PROCEDURE DE REFERE ET LE REFERE PREVENTIF
L’accès au droit se définit par le droit de faire entendre sa cause et de voir son affaire examinée par un juge.
Le référé est une procédure d’urgence qui permet dans des délais très courts d’obtenir une décision de justice ayant « force exécutoire », c’est-à-dire assortie des moyens de la faire appliquer.
Le juge des référés peut selon le cas :
- ordonner des mesures urgentes
- prescrire des mesures conservatoires en cas de péril imminent
- faire cesser un trouble manifestement excessif
- accorder des provisions
- prononcer une astreinte ou au contraire la suspendre
Pour autant les mesures accordées au cours d’un référé restent en quelque sorte provisoires, puisque le juge des référés ne se prononce jamais sur le fond d’un litige. Autrement dit l’ordonnance de référé n’a pas l’autorité de la chose jugée ; pour cela les parties doivent saisir le tribunal du fond.
Le référé constitue en quelque sorte l’antichambre du procès, c’est une procédure avant jugement.
Le référé dit « préventif » a ceci de très original que la partie qui introduit l’instance n’a pas de différend avec la partie assignée, alors qu’habituellement bien sûr on assigne quelqu’un quand on quelque chose à lui reprocher. En outre la partie assignée peut elle-même trouver un grand intérêt dans l’action.
Le fondement de la demande repose alors sur l’application de deux articles du N.C.P.C :
- Article 145
« S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »
- Article 809
« Le président peut toujours prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. »
Ce type particulier de procédure, initié à l’origine par les maîtres d’ouvrage soucieux de vérifier avant travaux l’état des avoisinants (afin d’éviter d’avoir à réparer des désordres préexistants), voit depuis quelques années en ce qui concerne le bruit de chantier un double développement :
- d’une part, l’examen de l’impact sonore prévisible avant le démarrage des travaux
- puis à la suite, la gestion de cet impact en cours des travaux
Ces missions se trouvent confiées à l’expert désigné par ordonnance par le juge des référés.
On rappelle que la procédure de référé administratif est sur ce point très proche de la procédure civile.
3. LA MESURE D’INSTRUCTION JUDICIAIRE EXECUTEE PAR UN TECHNICIEN
La désignation de l’expert repose sur l’article 232 du N.C.P.C :
« Le juge peut commettre toute personne de son choix pour l’éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise sur une question de fait qui requiert les lumières d’un technicien. »
Par suite l’article 233 précise :
« Le technicien, investi de ses pouvoirs par le juge en raison de sa qualification, doit remplir personnellement la mission qui lui est confiée. »
Il doit donc être insisté sur le fait que l’expert se trouve désigné pour « éclairer » le juge, c’est à dire pour lui donner un avis.
Dans le principe émettre un avis ou avoir une opinion ce n’est pas donner un conseil, ni exécuter une étude ou fournir une prestation de laboratoire, ce n’est pas préconiser, ni évaluer et en tout état de cause le récipiendaire de l’avis c’est le juge et non une partie.
De même il est interdit à l’expert de concilier les parties puisqu’il peut tout au plus constater leur rapprochement (art. 281 du N.C.P.C.)
Dans la pratique il en va tout autrement, à la demande des parties et avec le regard bienveillant du juge, si ce n’est davantage…
C’est ainsi que les missions confiées relèvent parfois et contre toute attente de véritables prestations d’ingénierie ou de métrologie…avec en filigrane une mission de conciliateur.
4. LES MISSIONS CONFIEES EN MATIERE DE BRUIT DE CHANTIER
Reprenant assez fréquemment à la lettre la mission sollicitée par le demandeur, le juge des référés n’hésite pas en matière de bruit de chantier à confier à l’expert des prestations aussi diverses que les suivantes :
a) constater les bruits et identifier les sources
b) donner un avis sur les dispositions constructives de l’ouvrage
c) qualifier le matériel de chantier
d) analyser les modes opératoires du chantier
e) donner un avis sur la gêne sonore
f) préciser quelles sont les tolérances admises
g) donner un avis permettant d’apprécier l’anormalité du trouble
h) déterminer les solutions propres à la réduction des nuisances
i) évaluer les préjudices
j) attribuer les responsabilités
Chacun des points cités ne manque pas d’engendrer de multiples questions et en particulier pour les points suivants :
Constater les bruits et identifier les sources
Le constat du bruit de chantier présente plusieurs difficultés : la disponibilité de l’expert au moment de l’apparition du bruit, l’assurance de ce que le bruit provient bien du chantier et la règle impérieuse du contradictoire des opérations.
Si la jurisprudence ne manque pas de confirmer la validité d’opérations unilatérales dès lors que les Parties peuvent débattre ultérieurement des résultats et faire valoir leurs droits, il reste que l’assurance de la provenance du bruit est délicate dès lors que l’expert ne peut personnellement être à la fois à côté du sonomètre pour vérifier les conditions des mesures et à côté de la source pour valider sans contestation possible l’origine du bruit.
Ici, dans le cadre judiciaire, l’évidence ne saurait être confondue avec la certitude. Les avocats savent opportunément le rappeler.
Concernant la coïncidence entre la disponibilité de l’expert et l’apparition du bruit, il est vérifié que les parties entendent toujours plus de bruit en dehors des constatations.
Alors quel dispositif de surveillance permettrait de corréler avec certitude l’activité vibro-acoustique du chantier avec la mesure de bruit chez le riverain, sachant la multiplicité et la dispersion des tâches, l’action toujours possible sur les capteurs côté chantier et la simulation de bruit ou de chocs côté riverain, voire le bruit produit dans le propre immeuble du riverain par d’autres occupants ?
Rappelons que les juges du fond ont déjà écarté des relevés effectués hors la présence physique de l’expert.
Donner un avis sur les dispositions constructives de l’ouvrage
La question posée vise ici deux aspects, d’une part la répercussion de la conception architecturale et technique de l’ouvrage sur le bruit de chantier et d’autre part l’impact sonore de l’immeuble une fois réalisé, ce qui n’est pas l’objet du débat de ce jour.
Dans le premier cas il conviendra d’examiner si par exemple la création de poteaux aurait permis d’éviter des empochements et dans le deuxième de vérifier si l’ascenseur disposé en pignon n’engendrera pas un inconvénient pour le voisin.
Concernant la responsabilité du maître d’œuvre sur le chantier, l’évolution jurisprudentielle conduit aujourd’hui à ce que le prestataire intellectuel de la construction devienne lui aussi, comme l’entrepreneur, un voisin occasionnel soumis au principe suivant lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage ».
Analyser les modes opératoires du chantier
Ici l’expert acousticien ne doit pas manquer d’organiser des tests contradictoires de simulation d’activité suivant différents modes opératoires, permettant d’évaluer le bruit qui sera occasionné au voisinage en fonction des tâches et de leur localisation.
On remarque que le bruit peut difficilement faire l’objet d’une modélisation prévisionnelle pertinente, c’est-à-dire précise, s’agissant de l’émission de chocs et de leur transmission à travers des structures anciennes et inhomogènes.
Ces opérations préalables sont fondamentales car elles contribuent à la mise en route du processus de concertation entre le chantier et le voisinage en permettant aux constructeurs d’apprécier, si ce n’est au moins de prendre conscience, du bruit susceptible d’être occasionné au voisinage et en donnant le sentiment aux voisins, qu’ils vont être pris en considération.
C’est sans doute à ce stade que l’expert doit asséner la question essentielle en vue d’un éventuel procès et qui concerne tant le MOV, les MOE, que les entreprises : « Aurait-on procédé différemment en l’absence de voisins ? ».
Donner un avis sur la gêne sonore
Préciser quelles sont les tolérances admises
Donner un avis permettant d’apprécier l’anormalité du trouble
Il convient de rappeler que le trouble anormal est une notion de droit réservée souverainement au juge.
On doit retenir de certaines décisions que l’anormalité vise le trouble et non le dommage, autrement dit que le trouble doit être examiné en tant que tel, comme atteinte à la jouissance, en comparaison des conditions habituelles du site et non de celles d’une activité de chantier.
D’autres décisions rappellent que le trouble d’un chantier est inévitable et qu’il convient alors de n’apprécier que l’excès de bruit et sa durée.
La description de l’exposition sonore du voisinage par l’expert doit donc faire l’objet d’une grande précision afin que le juge puisse apprécier si le trouble subi relève d’un inconvénient, d’un désagrément ou occasionne un réel empêchement.
En tout état de cause le juge n’appréciera pas l’anormalité sur le seul fondement du niveau de bruit, mais sur des critères de durée, de précautions et de situation.
Dans le cas d’activités de voisinage sensibles, comme celles de studios d’enregistrement, de cabinets médicaux … il convient de vérifier si le bruit est seulement de nature à perturber l’attention ou s’il compromet effectivement l’exploitation.
Ceci permet de retenir que le trouble anormal est toujours circonstanciel.
On rappelle qu’aucune tolérance en terme de niveau de bruit ne se trouve réglementairement fixée à l’égard des bruits de chantier et que s’il est possible de fixer un seuil d’usage dans le cas d’une activité commerciale ou tertiaire, il serait anormal dans le cas d’une habitation voisine d’imposer un seuil d’exposition, même faible, alors que des bruits peuvent être évités sans contraintes excessives technologiques et de délai.
A propos de la réglementation il convient également de rappeler qu’il n’existe pas de lien entre le seuil d’infraction pénale, et la notion de trouble anormal, puisqu’une activité peut se trouver en infraction mais ne pas être retenue comme occasionnant un trouble anormal.
On ne rappellera pas ici qu’à niveau faible, c’est-à-dire pour des niveaux de bruit ne dépassant pas ceux que l’on produit couramment soi-même à la maison ou au bureau, la gêne ne dépend pas de l‘intensité mais de la signification du bruit.
L’expert doit donc tantôt imposer du bruit au voisinage lorsque les conditions technologiques usuelles ne permettent pas de l’éviter, quitte à convenir de tranches horaires réalistes pour que le chantier ne perdure pas, tantôt imposer la tranquillité du voisinage aux entreprises dès lors que des précautions peuvent être raisonnablement adoptées, c’est à dire sans contraintes anormalement excessives.
Déterminer les solutions propres à la réduction des nuisances
Ces solutions sont évidemment multiples et ont pour deux extrêmes le déplacement des riverains ou l’arrêt du chantier. C’est précisément l’objet de la mission de l’expert que d’éviter l’un et l’autre et de maintenir cahin-caha la coexistence des parties.
Au motif que l’expert se trouve être l’œil du juge, on devrait dire ici l’oreille, et que le non-respect de ses recommandations pourra peser lourd dans le procès, il est vrai qu’il dispose d’une certaine marge de manœuvre pour user tantôt de coercition à l’égard des constructeurs, tantôt de persuasion à l’égard des riverains.
Mais contraindre les constructeurs à prendre des précautions qu’ils affectent de ne pas avoir prévues, et les voisins à supporter des bruits dont ils se seraient passés, exige un fort engagement puisque le bon expert est bien celui qui arrive à mécontenter à la fois les constructeurs et les riverains.
Parmi les solutions propres à la réduction des nuisances, il apparaît à l’usage que le moyen le plus efficace est la mise en place d’un téléphone vert permanent permettant aux voisins d’être renseignés à l’immédiat sur la nature et la durée de la tâche bruyante, voire de permettre son arrêt et son report dans les tranches horaires convenues et surtout de pouvoir libérer leur courroux au moment précis du désagrément.
Considérant qu’un bruit contrôlé, ou dûment renseigné en temps réel, à pour effet de réduire son niveau (psychologique) d’au moins 10 dB (...), l’expert doit s’assurer personnellement du bon fonctionnement de la ligne rouge par quelques appels inopinés au prétexte de vérifier que le cahier de doléances est bien tenu.
Revue Acoustique & Techniques n° 46-47 - 2006