mercredi 14 août 2013

LA DESHUMANISATION DU BRUIT

Quel serait l’intérêt de se préoccuper du bruit dans une approche ayant pour effet d’exclure les modalités de perception et d’interprétation, autrement dit de porter attention à du bruit qui existerait tout seul, sans oreilles pour l’entendre et si ce n'est même sans personne pour le produire ?

Cette question peut paraître insolite. Pourtant, l’instruction des plaintes relatives au bruit conduit à observer un décalage entre l’expression de la gêne et le discours scientifique et technique proposé en guise de modèle.

L’inadéquation entre le bruit ressenti et l’ordre acoustique établi engendre de l'incompréhension pour les plaignants non convaincus de la représentativité de la norme en vigueur. Cela devrait conduire à une interrogation légitime sur la validité de l’édifice construit par les sachants face à la plainte.

Ce clivage entre le bruit vécu par tout un chacun et celui institutionnalisé par la société transparaît à travers de multiples aspects.

SUR LA SENSATION ET LA PERCEPTION 


Il convient d’observer qu’au-delà de l’action stimulatrice, l'onde sonore doit encore produire une excitation pour contribuer, selon la sensibilité du mécanisme de l’audition, à une sensation.

Par la suite cette sensation n’a la possibilité de devenir perception qu’en fonction de la pertinence attribuée au stimulus.

Ainsi, la plupart des bruits ressentis restent ignorés par leur manque de signification. On peut s'endormir au milieu de conversations ou en écoutant de la musique ; alors que le faible vagissement du nourrisson est suffisant pour tirer sa mère du sommeil. Cela suppose une part d’appréciation à la fois réflexe et préconsciente de la sensation.

Jacques MOURET et Michel VALLET observent à cet égard que l'impossibilité de filtrer ou d'ignorer les stimuli non pertinents relève d'un comportement pathologique.

L’étape finale du processus perceptif est bien celle du sens. Le bruit trouve une signification à travers l’interprétation qui en est faite en fonction d’une part de l’état de nervosité du sujet, et d’autre part, du matériel projectif issu de l’expérience personnelle. Le bruit constitue une sorte de “crochet”, comme le dirait C.G.JUNG, permettant d'y accrocher des images personnelles comme son manteau à une patère.

L’OMS définit le bruit comme un son indésirable, autrement dit un son qui entraîne de la part du sujet une réaction personnelle de déplaisir.

Il est dans ces conditions bien difficile d’établir un lien de causalité entre la stimulation, la sensation, la perception puis l’interprétation, c'est-à-dire d’associer un état d’âme à une ambiance sonore.

BERGSON souligne que la sensation est un fait psychologique qui échappe à toute mesure.

Pourtant, une norme française, intitulée caractérisation et mesurage des bruits de l’environnement, propose une méthode “permettant d’apprécier si le bruit auquel est exposé une population ou un individu est susceptible de causer... une gêne pour ses activités (travail, relations et communications sociales, loisirs, etc.), son repos, son sommeil ou sa tranquillité.

Cette norme ne précise même pas les conditions de présence de l’opérateur au cours du mesurage qui sont pourtant nécessaires afin de renseigner les indicateurs descriptifs du contexte sonore ambiant propres à l’appréciation de la dite gêne.

La version précédente de cette norme comportait une annexe dont le titre était “facteurs psychoacoustiques pouvant être pris en compte dans le cadre de l'instruction d'une plainte contre le bruit” . Ce document soulignait opportunément l'intérêt du contenu informatif du bruit particulier comme critère d'appréciation de la gêne.

Au lieu d'enrichir cette annexe par l'élaboration d'une trame aidant à cibler les facteurs de gêne propres à l'environnement sonore examiné, la commission de normalisation a préféré l'éliminer et ainsi faire l'impasse sur le champ sonore humain pour ne retenir que les caractéristiques physiques du bruit.

Une telle présomption de pouvoir apprécier à l’aide d’un instrument de mesure la gêne subie par une population ou un individu apparaît donc toujours bien présente dans l’imaginaire du technicien, conformément aux traditions des théories psychophysiques ou physicalistes qui prétendent pouvoir quantifier la sensation en l’isolant de la perception.

SUR LA QUANTITE ET LA QUALITE 


Au-delà de ce que la mesure physique ne peut certainement rendre compte des réactions d’ordre psychologique, cette présomption de vouloir quantifier l’inconvénient de bruit en référence à une quantité de décibels paraît d’autant plus inappropriée que cette unité, grandeur sans dimension, se trouve elle-même très relative au regard des processus physiologiques et des échelles naturelles de niveau de bruit ambiant.

Il est parfois difficile d'expliquer à un plaignant que dans l'environnement habituel le silence se trouve plus près de 20 dB que de zéro ou à l'inverse que le seuil de douleur n'est atteint qu'à 120 dB.

La loi de Weber-Fechner fixe une relation logarithmique entre l'excitation et la sensation. Aussi séduisante soit-elle cette relation reste difficile à démontrer puisque la multiplication des sources est elle-même signifiante et, qu’en fonction des situations d’écoute, le système de perception effectue des corrections par rapport aux caractéristiques physiques du stimulus, empêchant d’établir un lien entre la stimulation et la perception.

BERGSON admet l'évaluation du bruit au moyen des seuils quantitatifs proposés par WEBER mais ne retient pas le rapprochement auquel procède FECHNER entre la quantité et l'effet produit.

Pour BERGSON l’homme associe inconsciemment et à tort ce qu’il ressent à la cause de son impression.

Il s’en suit en matière sonore la confusion entre le bruit occasionné et le bruit ressenti, ce que le professeur LEROY dénonce en affirmant qu'il n’y a pas de bruit en soi mais que du bruit pour soi.

Une telle formule conduit à retenir que l’origine du bruit a dans le mécanisme de la gêne plus d’importance que le bruit lui-même, autrement dit que le message véhiculé par l’intermédiaire du bruit est plus prégnant que le véhicule lui-même et qu’il est donc essentiel de séparer le signifié du bruit de son signifiant.

Apprendre à distinguer son émotion du bruit perçu, autrement dit apprendre à se distinguer soi-même du bruit perçu, constitue le premier pas dans la domestication du trouble.

Il reste que l’affirmation suivant laquelle la gêne sonore est liée à la signification et non à l'intensité n’exclut pas bien sûr que l’intensité ne puisse à l’occasion être à l’origine de la gêne lorsque cette dernière se trouve elle-même signifiante, par exemple de l'intention de nuire.

Pour illustrer l'indispensable distinction à opérer entre le niveau du bruit et le processus de gêne l'expert de justice Jacques BRILLOUIN proposait lors du 3è congrès de l’Association Internationale de Lutte contre le Bruit (en 1964) la métaphore suivante: “C’est qu’en fait une musique faible peut être aussi insupportable qu’une musique forte, ce qui constitue notre trouble ce n’est pas tant l’intensité du bruit que le fait qu’un intrus se permette de pénétrer dans notre conscience et de s’y promener sans demander notre avis : un visiteur indésirable en pantoufles n’est pas moins importun que chaussé de bottes.

C'est ainsi que les requérants n'allèguent pas entendre trop de bruit, mais entendre du bruit tout court.

L’association de la gêne sonore à une quantité est d’autant plus absurde dans le cadre d’une politique contre le bruit que, compte-tenu des modalités perceptives et de jugement qui conduisent au désagrément, seule l’absence de signal audible est finalement de nature à garantir la tranquillité.

Il est noté ici l’interprétation abusive de l'avis de la Commission d’Etude du Bruit du ministère de la Santé Publique du 21 juin 1963 proposant sous une forme raccourcie que la gêne se trouve incontestable lorsque le bruit perturbateur engendre une émergence supérieure à 3 dB(A) la nuit et à 5 dB(A) le jour. En l’occurrence la dite commission ne vise évidemment pas n’importe quel bruit, mais seulement le bruit reconnu au préalable comme perturbateur, un bruit repérable que l’on désire pour des raisons diverses, distinguer du bruit d’ambiance précise l’avis.

Il convient de rappeler que les seuils d’émergence réglementaires relatifs à la limitation du bruit de voisinage sont issus de cet avis, mais que le critère associé du caractère perturbateur du bruit a pour sa part été écarté ce qui tend à vider de sens la valeur de ces seuils.

La nette audibilité d’un bruit allégué comme perturbateur peut renseigner utilement les conditions de gêne. Mais il ne signifie donc pas qu’il suffit d’entendre distinctement pour que l’inconvénient se trouve démontré. L’instruction d’une plainte doit conduire à renseigner les différents motifs susceptibles de contribuer à rendre effectivement perturbateur le bruit incriminé .

Le bruit ne devient gênant que lorsqu'on estime en être la victime : “Tout est bruit pour qui a peur “ dit SOPHOCLE.

La psychologue Annie MOCH évoque sur ce thème les impacts non-auditifs du bruit et le psychanalyste Manuel PERIANEZ pose la question : “Mais s’agit-il vraiment du bruit ?

Une telle distinction entre le message et le messager, qui conduit à ignorer, tolérer, apprécier ou détester un bruit suivant le contexte et la nature de la source, mais surtout suivant la qualité et le comportement de son auteur, est bien étrangère au discours politique et médiatique ambiant visant à stigmatiser le bruit d’où qu’il provienne et à amalgamer les sources au point d’associer le bruit des voisins avec celui des transports comme le fait une agence française dans ses brochures d’information.

Les instituts de sondage procèdent de même lorsqu'ils établissent des pourcentages de gêne sonore toutes sources confondues.

L'approche du bruit dans un objectif de protection de la santé devrait nécessairement conduire à distinguer les nuisances auditives de celles dites non-auditives afin d'éviter de considérer la nuisance sonore comme une entité; interprétation certainement impropre chaque fois que la gêne ou l’indésirabilité, suivant le terme employé par l’OMS se trouvent liées à l’appréciation de la nature du bruit et non au bruit lui-même.

Un telle distinction serait de nature à réformer la notion de limite et de transférer les critères de gestion des conflits dans l'appréciation du respect des obligations citoyennes imposées par les contraintes d'altérité et de frottement inhérentes à la vie en société; ce que ne permet pas aujourd’hui la prise en compte essentiellement physique et par suite déresponsabilisante du bruit, rejeté en dehors des consciences comme pollution de l'environnement lorsqu’il s'agit de trouble.

L’inconvénient de bruit ne serait plus dans ces conditions apprécié en seuls termes de quantité, ce qui n’a en réalité pas grand sens pour un plaignant, mais également en termes de qualité en référence au caractère incongru ou insolite de la source et à des notions comportementales visant l’évitabilité, le défaut de vigilance ou de précaution, l’intentionnalité, la répétitivité...

Cet aspect des usages conduit encore à observer que la pensée officielle sur le bruit fait de l'espace sonore sous couvert de scientificité un espace aseptisé, comme si le bruit ne contribuait pas comme pour les odeurs à un marquage identitaire, social et culturel.

Il est rappelé que le mode de vie bourgeois s'est précisément différencié dans l'histoire par l'élimination des odeurs et du bruit à l'effet de créer une distance sociale et que les villes du sud restent encore animées à l'heure ou le silence règne dans les villes du nord; toute ces considérations sociales et géographiques contribuant de fait à interdire toute normalisation de la gêne sonore.

SUR LES CRITERES D’APPRECIATION 


Sans doute le premier motif de désubjectivisation associé aux règles de bruit et de qualité acoustique provient de la confusion, largement répandue sur l’objet réglementaire, conduisant à prendre le seuil d’infraction pour l’objectif à atteindre et par suite à considérer une situation non répréhensible comme une condition de confort, si ce n'est de tranquillité.

Cette confusion tient de la présentation officielle des dispositions réglementaires comme une garantie de bonne qualité et de la forme rédactionnelle même des textes législatifs, lorsque par exemple le seuil minimal d’isolement au bruit aérien dans les nouvelles constructions d’habitation devient en 1994 avec la Nouvelle Réglementation Acoustique l’objectif possible.

Cette formulation est le symptôme d’une volonté technicienne de décider du niveau de confort en contradiction avec le principe constitutionnel suivant lequel la loi n'a le droit de défendre que les actions strictement nuisibles; la 3ème chambre civile de la Cour de Cassation rappelant à cet égard dans ses décisions que le règlement fixe un seuil de danger et non de gêne.

La détermination de seuils toutes sources confondues, c'est-à-dire hors nomenclature, dans l’intention d'instituer une sorte de tranquillité normalisée, conduit a contrario dans le cadre de la réglementation sur le bruit de voisinage à rendre répréhensibles en site urbain des activités aussi usuelles que les récréations dans les cours d'école, la pratique de jeux sur les terrains de sport, l'activité commerciale des marchés ou les conversations sur les terrasses de cafés.

A ne considérer que la quantité de bruit, les règles ne pourront évoluer qu’en imposant à terme le silence dans la cité. Tandis qu'il était admis jusque-là que l'infraction pouvait constituer, malgré l'autonomie de droit de la théorie, un indice de trouble anormal de voisinage, il convient d'observer aujourd'hui la jurisprudence civile suivant laquelle un trouble peut être jugé normal en dépit de son caractère illicite.

La distance prise avec la considération de l'humain dans le cadre de l'élaboration réglementaire tient encore de la définition des unités de seuils et de la fixation des modalités de vérification.

Ainsi, les bruits de basse fréquence dont la perception est pourtant sensible, comme par exemple de la nature du bruit sourd au passage du métro en sous-sol, échappent à la réglementation sur le bruit de voisinage.

De même la capacité de l’oreille à discriminer des sons de très courte durée, dite pouvoir séparateur temporel, ne se trouve nullement représentée par la constante lente du sonomètre requise réglementairement. Il en va de même pour l'échantillonnage numérique d’une seconde, durée pendant laquelle de multiples bruits perceptibles sont moyennés et par suite se trouvent exclus de l'appréciation de l'inconvénient.

Concernant les modalités de vérification du bruit de multiples écarts sont constatés par rapport aux conditions réelles de l'exposition, citons quelques cas:

- En matière de bruit de voisinage : 

• la référence à un niveau de bruit moyen sans équivalence de perception auditive pour le bruit ambiant contenant le bruit particulier et le bruit résiduel et l’impossibilité chronologique d’établir une comparaison simultanée de ces deux bruits, laquelle constitue cependant la référence de l'infraction, conduit à des procès-verbaux insolites où le niveau du bruit résiduel est plus élevé que le niveau du bruit particulier incriminé.

• l'obligation de prise en compte dans la moyenne du bruit résiduel des bruits particuliers de l'environnement fortuits et aléatoires ou d'autres sources non incriminées.

- En matière de vérification de la qualité des constructions : 

• la mesure de l'isolement au bruit aérien entre logements exclut l'essai de haut en bas, comme si seul l’habitant du dessus pouvait se trouver renseigné sur la qualité de son logement.

• la mesure de l'isolement vis-à-vis du bruit de l'espace extérieur, dite de l'isolement de façade, réalisée volet-roulant ouvert alors que la fermeture, correspondant à une occupation nocturne, diminue les performances.

• la réalisation des essais se fait toutes portes intérieures fermées, comme si c’était l’usage habituel d’un appartement

Les règles apparaissent encore décalées lorsque leur évolution conduit à une dégradation du confort de l’habitant. Ainsi, en 1969 la réglementation de la construction rendit strictement obligatoire le seuil de 30 dB(A) pour les équipements collectifs. A cette époque, du fait de la médiocre qualité des fenêtres, les niveaux de bruit ambiant en site urbain étaient de l’ordre de 30 à 35 dB(A) dans les appartements. De la sorte le niveau de bruit des équipements était relativement masqué, et donc peu remarquable.

Au fur et à mesure des années, et en dépit des mises à jour réglementaires successives de la réglementation acoustique des constructions, en 1975, 1994, puis en 1999, cette limite de 30 dB(A), telle qu’établie dans les années 60, a été maintenue et se trouve encore en vigueur aujourd’hui.

Simultanément les dispositions réglementaires d’isolation thermique ont pour leur part évolués, avec pour effet le renforcement du calfeutrement des menuiseries. De ce fait, il n’est pas rare aujourd’hui de constater dans les nouvelles constructions des niveaux de bruit de fond voisins de 20 dB(A).

De la sorte l'émergence limite du bruit des équipements collectifs, et par suite leur perception par les occupants des logements, qui se trouvait relativement faible ou nulle dans les années soixante devient aujourd'hui très significative avec un déficit conséquent de confort de l'ordre de 10 dB(A).

S'agissant du sujet de la compatibilité entre la thermique et l'acoustique, remis en chantier par l'application des nouvelles règles d’économie d’énergie visant à améliorer l’imperméabilité à l’air des ouvrages, il est certain que ces dispositions contribueront à amplifier la dégradation du confort sonore dans les logements par suite de l’obtention de niveaux de bruit de fond encore plus bas, rendant désormais perceptibles les activités les plus discrètes du voisinage.

Etant donné que les habitants confondent le défaut d'isolement avec la facilité de perception résultant de l'absence de bruit de fond, on peut craindre pour les années à venir, outre la complication des relations de voisinage, une augmentation des critiques sur la qualité des constructions.

Cette observation sur la nécessaire adéquation entre la performance d’isolement et le niveau du bruit de fond est ancienne puisqu’il était déjà spécifié dans le REEF en 1982 (Volume II - Acoustique) que "le simple respect des valeurs réglementaires en matière d’isolation interne ne permet pas un confort satisfaisant si l’environnement est totalement silencieux"; situation qui se rencontrera cependant de plus en plus à l'intérieur des habitations.

Ainsi, les certifications d’immeubles d’habitation relatives au confort et à la santé et qui ont pour objectif d’établir une nouvelle conception des rapports entre l’homme et l’immeuble ne devraient pouvoir faire l’économie de la notion d’émergence lors de l'élaboration des critères de qualité acoustique.

SUR LA CONCEPTION ET LA TECHNIQUE 


Le mythe de l'insonorisation a probablement pris naissance à l’époque de la Charte d'Athènes et de l'utopie hygiéniste que cette dernière véhiculait, prenant le bruit pour un objet sale et stigmatisant la rue en particulier pour ses caractéristiques sonores.

L'architecte Olivier BALAŸ cite ainsi LE CORBUSIER : "Nous voici, dorénavant, capables de vaincre l'un des plus grands antagonismes de la construction moderne: le bruit. Peu importe que les matériaux soient bons conducteurs ! Ceci n'entre pas en jeu. Les méthodes absolument scientifiques d'insonorisation permettent d'arriver presque à l'absolu dans ce domaine avec l'emploi des matériaux sonores ou insonores, à volonté."

Ce terme insonorisation est en réalité ambigu puisqu'il exprime pour tout un chacun l’élimination du bruit dont on veut se débarrasser, tandis que le technicien l’interprète plutôt dans le sens d'une atténuation.

Comme la gêne résulte davantage de la réaction négative devant l’inopportunité du bruit incriminé que devant son niveau, il est certain qu’une réduction même importante de ce niveau reste toujours insuffisante tant qu’une audibilité significative subsiste.

Une telle ambiguïté se trouve évidemment entretenue lorsque des industriels commercialisent des produits de construction en arguant de leur pouvoir de silence; la publicité commerciale ne prenant guère en considération les mécanismes de la gêne.

La conviction de LE CORBUSIER sur le presque à l'absolu de la technique en matière d'insonorisation se trouve apparemment largement partagée par les architectes devant les audaces de distribution parfois imaginées dans les immeubles d’habitation consistant à superposer ou à juxtaposer aux chambres à coucher des locaux techniques ou d'activité.

Il est, en outre, souvent constaté la dérogation au principe de disposition traditionnelle des chambres au-dessus des chambres et des cuisines au-dessus des cuisines, principe qui contribue à une forme d'homogénéité des bruits entre voisins facilitant leur tolérance.

De même, les règles de bon voisinage sont enfreintes lorsque l'objet incommodant que constitue un équipement technique, comme par exemple une pompe à chaleur, se trouve rejeté en mitoyenneté.

La déshumanisation se tient dans l’organisation des espaces lorsque ces derniers n’offrent pas les moyens de rencontres et de communication permettant de tisser le lien social, si ce n'est affectif, par lequel le bruit peut se trouver relativisé,

Ainsi, l’interprétation courante de la réglementation incendie a conduit à supprimer la cage d’escalier commune par laquelle on accède à son appartement sous le regard du voisin et qui donne ainsi l’occasion de mettre un visage sur ce dernier. Au lieu de cela chacun peut dans les nouvelles constructions rejoindre sa cellule, suivant la formule hygiéniste, en toute discrétion et ne découvrir ses voisins qu’à travers les murs ou les planchers ce qui assurément n’est pas le meilleur moyen de faire connaissance.

La déshumanisation se tient encore dans la conception architecturale lorsqu'on oublie que la maison personnelle est un espace symbolique et que la forme des bruits participe du lien intime de chacun avec cet espace.

POUR UNE CONVERSION DU REGARD 


Si l'on veut tenter d'infléchir cette tendance à la déshumanisation du bruit, il faut s'interroger sur les motifs qui la gouvernent.

Une première réponse pourrait résider dans le fractionnement des compétences et des savoir-faire sur le bruit par suite de l'excès technocratique de la société.

Il est ainsi permis de proposer que le bruit est plutôt pour les médecins affaire de maladie, de stress pour les psychologues, de signification pour les psychanalystes, de territoire pour les sociologues, de dosage pour les urbanistes, de nuisance pour les journalistes, de parasite pour les musiciens, de décibel pour les ingénieurs, d'esthétique pour les architectes, de normalité pour les juristes... chacune de ces focalisations produisant autant d’interprétations.

Ne pourrait-on pas imaginer un lieu de débat interdisciplinaire qui par la confrontation de la diversité des connaissances en ouvrirait les barrières ?

Un autre motif de déshumanisation pourrait provenir de la nécessité pour le pouvoir politique de promouvoir en priorité des actions clairement identifiables et de retour quantifiable, autrement dit des cibles relevant plutôt du domaine du technicien, lequel dispose ainsi d'une situation privilégiée.

D’autres motifs pourraient encore être retenus comme les intérêts particuliers des différents acteurs du domaine sonore visant à promouvoir les formes d'approche du bruit qui leur sont favorables, au motif associatif, corporatiste ou commercial.

En tout état de cause, un projet visant à réhumaniser le bruit ne pourrait faire l'économie de la considération essentielle, mais sans doute politiquement incorrecte, suivant laquelle le bruit n'est pas, dans de nombreuses situations, un phénomène extérieur mais un fait personnel eu-égard à la charge émotionnelle projetée sur ce dernier.

L'homme ne se trouve pas placé devant un environnement sonore réel mais un environnement sonore représenté, celui qu'il se représente lui-même et à lui-même et sans doute l'inconfort se produit-il lorsque la situation vécue ne coïncide plus avec l'environnement perçu.

L'action sur le réel ne devrait en conséquence jamais se trouver départie d'une action sur le représenté et l'on sait combien une part importante de la perception du bruit tient de l'action d'information conduite par les pouvoirs publiques, les associations et les médias.

Lorsque l'identité se perd dans la norme, l'homme se trouve désidentifié; il n'a plus le droit à l'identité. Le psychanalyste Roland GORI dit que "la société de la norme c'est la société des termites".

Alors est-ce à l'homme de s'adapter à la norme ou à la norme de prendre référence sur l'homme ?


QUELQUES REPERES


- J. MOURET et M. VALLET :
“Les effets du bruit sur la santé”. Ministère des affaires sociales et de la santé. 1995
- C.G. JUNG : Collection Albin Michel
- H. BERGSON :
“Les données immédiates de la conscience”. PUF. 2007
- G.T. FECHNER :
“Eléments de psychophysique”
- J.C. LEROY :
“Aspects psychosociologiques du bruit”. Environnement et Nature.1971
- J. BRILLOUIN :
“Les inconvénients normaux de voisinage en matière de bruit”. Actes du 3ème congrès international pour la lutte contre le bruit. AICB. 1964
- A. MOCH :
“Les stress de l’environnement”. Presses Universitaires de Vincennes. 1989
- M. PERIANEZ :
“La gêne attribuée au bruit, approche anthropologique”. Diagonal. 1989
- J.F. AUGOYARD et H. TORGUE :
“A l’écoute de l’environnement”. Parenthèses. 1998
- O. BALAY :
“Trois utopies sonores pour la ville contemporaine”. Espace et Sociétés. 2004
R. GORI :
"La dignité de penser".Les Liens qui Libèrent. 2011
- A. EIGUER :
"L'inconscient de la maison". Dunod.2004
- Th. MIGNOT :
“Avant de choisir son appartement il faut en examiner les probabilités de confort acoustique”. Revue Silence.1976
“Niveaux de protection souhaités par les usagers et renforcement de la protection acoustique dans l’habitation”. Revue Silence.1981
“Les plaintes de bruit”. Le Point.1985
“La conformité à la réglementation sur le bruit ne garantit pas l’absence de gêne”. Revue du Collège National des Experts Architectes Français .1991
“La gêne sonore”.Gazette du Palais.1997
“La protection juridique contre le bruit dans l’habitat”. Administrer.2003
“La confusion des bruits”. Champs Culturels.2005
“La réglementation prévient le danger, pas la gêne !”. Qualité Construction. 2006

Revue ECHO-BRUIT n° 140 - 2013