Dans le théâtre épique de Bertolt Brecht, la distanciation
de l’acteur par rapport au personnage a pour vocation d’exercer le regard
critique du spectateur.
Dans le cadre des gestes barrière face à la Covid-19 la
distanciation physique (et non pas sociale) entre les individus a
pour objet de les éloigner les uns des autres afin de prévenir la transmission
du virus.
Ne serait-il également possible d’envisager une forme de distanciation
sonore, particulièrement par rapport au bruit des voisins, en développant
suffisamment d’esprit critique afin que le décibel cesse d’être pris pour un
virus, autrement-dit le bruit pour une maladie, et ainsi permettre de s’en
affranchir ?
On rappelle suivant le dictionnaire LINTERNAUTE que la
distanciation est une « action mentale qui consiste à se
protéger psychologiquement en établissant un certain éloignement avec la source
d’anxiété ».
Lorsque le facteur de la poste dépose une mauvaise nouvelle dans
la boite aux lettres, il ne vient pas à l’idée de l’incriminer en lui imputant
le désagrément du message. Le messager se trouve alors bien distingué du
message ou comme le disent les psychanalystes le signifiant du signifié.
En retour on est capable de devenir exaspéré par le bruit
des enfants qui courent au-dessus de notre tête, des voisins qui parlent trop
fort ou du climatiseur du commerce au rez-de-chaussée.
La confusion de nos propres émotions avec le bruit qui
parvient à nos oreilles rend compte en comparaison des autres sens d’une
relation fusionnelle de l’ouïe avec l’environnement.
Pantagruel rappelle dans le Tiers Livre de Rabelais que les
oreilles restent toujours ouvertes : « n’y appousant porte ni
clousture aulcune comme a fait ès œilz, langue et aultres issues du corps… La
cause je cuide estre, affin que tousjours, toutes nuyctz, continuellement
puissions ouyr et par ouye perpétuellement apprendre ».
Si les oreilles sont effectivement dépourvues de paupières,
c’est précisément parce que la nature a conféré à l’ouïe le sens de la
vigilance, le seul susceptible de repérer tout autour de soi, de jour comme de
nuit, un danger éloigné ou dissimulé.
C’est ce qui explique qu’on tourne la tête lorsqu’un bruit
surgit.
Cette veille sonore, à laquelle se trouve tenue l’oreille
pour prévenir des dangers de l’environnement, oblige de fait à subir le bruit
en toute circonstance, y compris pendant les phases de sommeil paradoxal, avec
pour réactions possibles des actes moteurs réflexes, ou pour le moins précoces,
générés par le cortex auditif.
D’ici proviennent les manifestations d’agressivité et de violence
face au bruit.
On doit en conséquence admettre qu’une partie du traitement
auditif se déroule à notre insu, c’est-à-dire en dehors du champ de conscience,
conduisant à des réactions archaïques incontrôlées… sauf à considérer que
l’homme se distingue de l’animal en particulier par sa capacité à interférer
sur les processus d’ordre instinctif.
Il est alors permis, même à des stades psychiques
élémentaires, d’envisager la possibilité d’une distanciation par une
habituation aux évènements sonores récurrents; de la nature du filtrage
permanent des bruits assuré par le cortex auditif entre les stimuli jugés
pertinents et ceux qui peuvent rester ignorés.
Pour ces niveaux élémentaires du fonctionnement cognitif il semble également possible par un travail
analytique d’amener à la conscience et de les corriger les mécanismes
projectifs contribuant à accrocher au bruit, tel un exutoire, ses propres
insatisfactions.
Lorsque la pompe à chaleur du voisin se met en marche, on accuse
alors le bruit émis pas l’appareil de venir troubler la tranquillité, si
ce n’est de percer les oreilles.
De surcroît, si cette pompe à chaleur a pour objet non pas de
chauffer la maison ou de fournir l’eau chaude mais d’agrémenter la température
de l’eau de la piscine, alors le bruit du même appareil en devient plus
insupportable encore.
Dans une telle situation certains adoptent pour être
tranquilles la stratégie consistant à faire du bruit pour masquer celui du
voisin ; c’est ainsi qu’on frappe sur des tambours pour éloigner les bêtes
sauvages.
Pourtant l’onde sonore propagée par cette pompe à chaleur
reste un phénomène physique tout à fait insignifiant, engendrant un variation
de pression sans commune mesure avec celle d’un courant d’air, si ce n’est même
infinitésimale par rapport à l’amplitude de la variation atmosphérique.
D’ailleurs, quand il s’agit de sa propre pompe à chaleur, cette
dernière s’avère silencieuse en dépit d’être beaucoup plus proche de la maison…
avec tout juste un petit ronronnement confirmant son bon fonctionnement.
Alors si pour être tranquille on ajoute du bruit au bruit ou
si le même bruit de pompe à chaleur devient tantôt acceptable tantôt
intolérable suivant le titulaire de l’appareil, est-il bien question de
bruit ?
Et peut-on plutôt se demander en la circonstance si c’est le
bruit de la pompe à chaleur du voisin qui provoque l’inconvénient ou plutôt l’inconvénient
du voisin qui instaure le bruit et dans ce cas la gêne sonore ne vient-elle pas
précisément de l’interprétation suivant laquelle le voisin ne se gêne pas ?
Il faut admettre que le voisinage constitue un corps à corps
avec un étranger dont on a peur (ce sont bien des mécanismes de
défense qui sont en jeu), avec tous les risques de malentendus (dans les
deux sens du terme) correspondants.
Les médiations de voisinage confirment combien
l’établissement (ou le rétablissement) de relations entre voisins est de nature
à favoriser une distanciation sonore propre à l’acceptabilité des bruits de son
voisin.
La distanciation tient encore de la signification accordée
aux bruits suivant notre propre histoire et le jugement d’incongruité qui
fonde pour l’essentiel le trouble de voisinage apparaît à l’évidence variable
suivant les individus, à l’exception cependant de constantes sociales et
culturelles admises par la plupart.
La distanciation sonore s’accomplit dans ce cadre par le
raisonnement, en admettant l’usualité si ce n’est la nécessité de sources de
bruit dans leur contexte ; les tribunaux civils ne manquent pas de
rappeler à cet égard aux citadins que le chant du coq ne constitue pas
nécessairement un inconvénient anormal à la campagne ou aux Parisiens celui des
cigales en Provence.
Il convient enfin de dénoncer l’artéfact écolo-médiatique
suivant lequel le bruit serait un générateur obligé de gêne.
La crainte de la nuisance peut être plus pathogène encore
que la nuisance. Une expérience scandinave a démontré en l’absence de tout
environnement nocif qu’un nombre significatif d’individus se plaignaient de
symptômes divers gastro-intestinaux, musculaires et névralgiques (« effet
nocébo ») après la diffusion d’informations erronées sur une pollution
par des médias et réseaux sociaux (Barsky, Saintfort, Rogers – JAMA 2002 ;
287).
Une autre expérience conduite en Suède a démontré une baisse
très importante de réponses de gêne pour des riverains d’un aéroport à qui on
avait diffusé des documents leur signalant l’importance économique de la base
aérienne (Cederlof, Johson, Sorensen – Nordik Hygienisk Tidskrift, 1967,48).
Sans doute devrait-on plus souvent s’interroger lors des
études sur les effets du bruit sur la question de savoir « si un
mauvais état de santé conduit à la perturbation du sommeil par le bruit dans
laquelle le bruit est perçu comme perturbant ? » (Stephen A. Stansfeld
- Internoise 2000).
La distanciation sonore exige enfin un regard critique sur
l’information, partagée entre l’inclination anxiogène des médias et la pression
des différents lobbys sur le bruit.
Communication RC Versailles-Parc - 14 mai 2020
Communication RC Versailles-Parc - 14 mai 2020