mardi 27 juin 2023

LE FAIT DE BRUIT SUIVANT L'ARTICLE 145 DU CPC

Une fissure dans un mur, le tuilage d’un parquet ou une fuite de chauffe-eau relèvent de manifestations tangibles et leur allégation, dûment accompagnée d’un constat photographique, se trouve aisément recevable.

Dans ce cadre où le désordre est apparent, il est effectivement permis d’asseoir le litige sur des arguments concrets.

Pour le bruit c’est une tout autre affaire, puisque le trouble sonore peut être réel ou imaginaire, sans relation avec l’intensité et le cas échéant résulter de la seule aversion pour la source.

À cet égard l’attestation médicale par le plaignant de troubles cardio-vasculaires, neuroendocriniens, digestifs ou respiratoires ne justifie en rien que de tels symptômes puissent résulter de bruits réels.

L’Académie de médecine rappelle ainsi que « la crainte de la nuisance peut être plus pathogène encore que la nuisance » et l’O.M.S confirme dans la définition de la gêne l’effet nocebo d’un bruit : « une sensation de désagrément, de déplaisir provoquée par un facteur de l’environnement dont l’individu (ou le groupe) reconnaît ou imagine le pouvoir d’affecter sa santé ».

On rappelle que le bruit c’est à la fois du son et de l’information; le Petit Robert discernant à juste titre dans la définition du mot bruit : le niveau sonore du bruit.

En d’autres termes le bruit ne se mesure pas, mais uniquement le niveau sonore, et l’on sait bien que l’intensité de la source est sans rapport avec le trouble, puisqu’un bruit de faible niveau peut devenir une réelle source de stress à force de durée et de répétition; c’est le cas récurrent du bruit de la pompe à chaleur du voisin, dont le niveau sonore est pourtant plus faible que les autres bruits de l’environnement pour leur part pleinement tolérés.

Le trouble de bruit résultant de multiples facteurs et donc non nécessairement acoustiques, d’où la désignation de troubles non-auditifs, l’allégation correspondante reste en conséquence très relative et en tout cas difficile à prendre au mot; dans ce cas il se peut que la demande ne porte pas sur des faits avérés, mais supposés.

Chaque expert acousticien a eu à instruire des affaires où le bruit est imaginaire, c’est-à-dire dont le niveau sonore n’est pas physiquement mesurable, en dépit de témoignages multiples ou même de constats d’huissier faisant état de sources sonores, qui après examen se révèlent en fait sans relation avec le bruit particulier décrit par le demandeur.

Rappelons à cet égard que des personnes peuvent souffrir d'acouphènes, à savoir de bruits que l'on perçoit sans qu'ils aient été émis par une source extérieure, que l'inimitié vis-à-vis d'un voisin peut conduire à lui imputer toutes sortes d’intentions sonores, voire ultrasonores ou même électromagnétiques, mais encore que la sincérité de l'attestation d'un tiers peut en toute bonne foi et par empathie se trouver empreinte de suggestion.

Pourtant lorsqu’un plaignant allègue entendre des bruits sourds, décrits comme volontairement occasionnés par son voisin dès qu’il approche de son domicile et qu’il les perçoit même depuis l’intérieur de son véhicule sans être encore arrivé chez lui, sans doute doit-on s’interroger sur la sincérité de l’assignation à comparaître dudit voisin.

On rappelle que des problèmes de santé chroniques liés au stress, comme l'hypertension, figurent parmi les principaux facteurs de risque de perte auditive neurosensorielle à des fréquences aiguës et d'acouphènes primaires; ressentir des bourdonnements en réaction de stress à son domicile et ne plus les ressentir en dehors de chez soi lorsqu’on est par exemple en vacances ou chez des amis, ne saurait donc en rien justifier qu’un voisin, en dépit d’être antipathique, soit à l’origine desdits bourdonnements.

Dans un autre cas le bruit est décrit comme tellement fort la nuit que même les tableaux bougent sur les murs, cependant sans que les voisins immédiats dans l’immeuble ne perçoivent pour leur part la moindre manifestation sonore ou vibratoire; une telle affaire ayant conduit au remplacement du premier expert pour incompétence parce qu’il ne trouvait pas l’origine du phénomène ; qui en réalité relevait bien d’acouphènes et n’était donc pas mesurable.

Remarquons que le principe de la contradiction vise en la circonstance la démonstration partagée de l’absence de réalité physique du phénomène décrit, au moyen par exemple de simulations de bruit visant à rendre compte de l’impossibilité matérielle de transmission et de perception.

La question se pose encore du crédit à apporter à l’assignation lorsque le plaignant n’entend le bruit perturbateur qu’en collant son oreille contre le mur, à un endroit précis aisément repérable par la trace sur le papier peint, où l’expert se trouve donc invité à coller lui aussi son oreille.

Que dire encore des demandeurs qui se plaignent non pas d’un excès de bruit mais seulement d’entendre; comme de pouvoir percevoir le simple passage d’une voiture dans la rue.

Chaque expert acousticien a encore eu à connaître la situation, où, après que le niveau sonore de la source incriminée a été mesuré et constaté conforme, le demandeur déclare qu’il n’est plus gêné et sollicite de l’expert, comme si ce dernier en avait le pouvoir, de mettre un terme à sa mission.

Un telle issue se produit souvent après de multiples mises en cause et des dépenses expertales conséquentes, engendrées par les réunions successives pour rendre les opérations contradictoires aux traitants, sous-traitants et leurs assureurs; sans pour autant que le demandeur ne s’en émeuve.

La question est donc de savoir si la mise en évidence d’un bruit perturbateur doit relever de l’initiative du demandeur, afin de lui permettre de prétendre à l’action en justice, ou si c’est à la justice de prendre en charge la démonstration du bruit en désignant un expert à cet effet; lequel se trouve missionné, en quelque sorte, comme prestataire de service du demandeur.

Il est ainsi récurrent de voir le demandeur solliciter de l'expert désigné de procéder à l'audit de ses sensations sonores afin de démontrer leur factualité, si ce n'est leur origine, au motif que la mission ordonnée prévoit toutes investigations utiles.

Au titre des mesures d'instruction relatives à l'administration de la preuve, l'article 143 du Code de procédure civile fixe que " Les faits dont dépend la solution du litige peuvent, à la demande des parties ou d'office, être l'objet de toute mesure d'instruction légalement admissible ".

On rappelle qu'un fait est un évènement advenant ou advenu, lequel se caractérise par son extériorité contrairement à l'idée qui relève de l'intériorité; au sens étymologique du latin le fait relève de l'action et de la réalisation; son effectivité le distingue ainsi des produits de la pensée.

Le fait tel qu'il se trouve visé par le Code de procédure se caractérise semble-t-il par une existence matérielle et en tout cas observable, qu'il s'agisse d'un objet, d'un évènement ou de circonstances.

Qu'il soit permis le truisme suivant lequel le fait relève essentiellement de la factualité.

Il convient ainsi de distinguer la manifestation d'un trouble de la réalité d'un fait. À cet égard l’expression d'une sensation sonore ne devrait certainement pas être confondue avec la démonstration d'un fait de bruit, qui seul devrait permettre d'asseoir la présomption.

L'article 144 dudit code précise que " Les mesures d'instruction peuvent être ordonnées en tout état de cause, dès lors que le juge ne dispose pas d'éléments suffisants pour statuer ".

Par la suite, l'article 145 fixe que " S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnée à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ".

Il convient ainsi de retenir que la mission d'expertise ordonnée sur le fondement de l'article 145, qui vise d’abord à renseigner le juge, tient pour objectif non pas de conserver ou d'établir les faits mais de conserver ou d’établir la preuve des faits ; la précision des termes employés par le Code de procédure civile levant toute ambiguïté sur la distinction à opérer entre le fait et la preuve du fait et donc sur l’exercice essentiellement probatoire de la mesure d’instruction technique.

Autrement-dit, si la demande d'expertise se trouve recevable à la lecture de témoignages ou de constats que peut en avoir le juge des référés, l'ordonnance ne semble pas pour autant affranchir l'expert de l'application des règles de procédure au sens induit de l'appréciation technicienne de la demande, à laquelle ce dernier se trouve précisément convoqué pour dire non pas le droit mais la technique.

De la sorte, la recevabilité de la demande par le juge ne devrait se trouver confondue avec la recevabilité technique des faits allégués, dont seul le technicien, de par sa compétence, est de nature à apprécier la plausibilité aux fins de procéder à leur instruction probatoire.

Remarquons à cet égard les indications de Madame Anne-Marie Batut, conseiller référendaire, dans l'étude sur les mesures d'instruction in-futurum (publiée dans le rapport annuel de 1999 de la Cour de cassation) relatives à la plausibilité nécessaire des faits allégués par le demandeur et à la nature ampliative de la recherche de la preuve :

" En tout cas, ces faits doivent présenter un caractère de plausibilité suffisant (Civ. 2, 14 mars 1984, Bull. n° 49 ; 23 novembre 1994, Bull. n° 241 ; 6 mai 1998, pourvoi n° Z 96-16.828) "

" En tout cas, le recours au référé probatoire n’est pas admis si le demandeur dispose déjà d’éléments de preuve suffisants, ou s’il lui est possible de réunir par lui-même des éléments supplémentaires. En d’autres termes, les faits dont la preuve est recherchée doivent améliorer la "situation probatoire" du demandeur ". 

Dès lors que la question est de savoir si l'allégation auditive peut après tout constituer un fait, il doit être répondu que la factualité d'un évènement sonore ne peut relever de l'expression d'une sensation ou d'une opinion, mais seulement de la démonstration matérielle d'une variation de pression d'ordre acoustique au moyen de l'instrument de mesure physique que constitue le sonomètre; du moins si celui-ci satisfait aux règles d’homologation et de vérification périodique (muni de l’étiquette verte) ce qui n’est pas le cas des appareils utilisés couramment pour les constats.

Il convient ainsi de retenir qu'en matière de bruit le fait se trouve essentiellement matérialisé par l'existence d'une onde sonore, laquelle doit être dûment mesurée, authentifiée et certainement imputée.

L’expert acousticien doit ainsi adopter la plus grande circonspection procédurale, afin qu'on ne puisse lui reprocher d'outrepasser la mission ordonnée sur le fondement de l'article 145 par l'instruction présomptueuse de bruits qui ne relèveraient, suivant l'état de l'argumentaire du demandeur, que de supputations.

Il ne devrait donc pas apparaître contradictoire avec la décision ordonnant l'expertise que l'expert puisse solliciter du requérant l'établissement matériel des perceptions sonores alléguées, c'est-à-dire de lui demander de faire procéder à des relevés métrologiques, dont les résultats sont également de nature à confirmer l'identification et la provenance des faits et donc la bonne identité du défendeur assigné.

Qu’il soit observé qu’en désignant un technicien le juge oriente l’instruction judiciaire dans le domaine non pas du trouble de la personne mais du trouble à la personne; autrement dit un trouble objectivable au moyen d’indicateurs non pas psychologiques mais strictement factuels, tels que l’audibilité à travers la règle d’émergence de l’Avis de la commission d’étude du bruit du 21 juin 1963, l’usualité de la source dans le contexte, les conditions d’occupation des lieux, la récurrence du bruit, l’évitabilité par des moyens techniques appropriés, le défaut de précaution en considération des modalités d’usage … L’ensemble de ces indicateurs factuels étant de nature à permettre au juge de statuer sur l’anormalité.

Instruire le trouble à la personne et non pas le trouble de la personne signifie bien que le domaine de compétence de l’expert acousticien est celui de la matérialité et non pas de l’affect ou du médical : conclure dans ces conditions que le bruit dont le plaignant déclare souffrir ne relève pas du domaine de la physique semble suffisamment explicite pour ne pas nécessiter des développements susceptibles d’être reprochés ultérieurement à l’expert.

On remarque que cette question de la factualité du bruit allégué s’impose avant même le procès, c’est-à-dire lors de la démarche amiable de résolution du différend.

En effet la personnalisation du conflit en cas de litige de bruit de voisinage conduit souvent à se demander si le trouble est bien occasionné par le bruit ou plutôt le bruit la résultante du trouble relationnel; autrement dit, la question est de savoir si c’est le bruit qui engendre le trouble ou plutôt le trouble qui engendre le bruit.

Sans doute alors le succès de la médiation exige-t-il dans ce cadre d’aider les parties à s’entendre, à la fois au propre comme au figuré, plutôt que de les laisser focaliser leur échange sur un sujet technique que l’expert acousticien est certainement le mieux à même de relativiser.